17 avril 2015

Le roman d'Ogawa Cristallisation Secrète : quand la peur dissout l'âme



Il est une île où, petit à petit, les choses disparaissent. Un matin, on se réveille et on ressent le vide, on sait alors que quelque chose est parti pour toujours. Ses souvenirs, ses émotions liées à l'objet ainsi banni disparaissent aussi. Un matin les oiseaux, un matin les haricot-verts... n'importe quoi peut être soumis à cet étrange processus. Il faut alors détruire les résidus, les bruler, les briser, les jeter à l'eau... Attention, si le processus d'éradication n'est pas mener à bien, la police secrète pourrait frapper à votre porte.

Spirale du vide


Cristallisation secrète de Yoko Ogawa ( chez Acte Sud) raconte la pire histoire, celle d'une tyrannie sourde et d'un ennemi presque invisible, omniprésent et terriblement quotidien. Le livre s'ouvre sur un souvenir de l'enfance de la narratrice : sa mère, une sculptrice, dissimule dans des petits tiroirs des objets censés être disparus. Elle montre à la petite ses reliques précieuses et surtout partage avec elle les impressions et les anecdotes reliées à ces choses interdites.
Devenue adulte, la narratrice continue de vivre sur cette île. Son quotidien calme et répétitif, s'écoule au fil des disparitions successives. Ses parents sont décédés et le jour où les oiseaux disparaissent, les souvenirs de son père, un ornithologue, s'étiolent peu à peu, perdent de leur substance.
Les bateaux aussi ont disparus depuis longtemps, coupant l'île du reste du monde. Il ne reste que l'épave du Ferry où vit un vieil homme, jadis son conducteur. Le grand-père était l'époux de la nourrice de la jeune femme. Chaque jour, elle passe le voir et contemple avec lui la mer et se promène dans des lieux abandonnés à la suite des disparitions successives. Elles retirent le sens même de l'existence et condamnent ces endroits à une lente agonie. Le bâtiment du centre de recherche ornithologique est ainsi voué à la ruine.

Alors que l'espace autour d'elle se vide doucement, la narratrice continue d'écrire et de livrer son manuscrit à son éditeur. L’indolence de cette vie, condamnée à se vider de sa matière et de son essence, est factice. Chacun craint l'intervention de la police secrète, pire, le débarquement dans son foyer des traqueurs de souvenirs.
Ces derniers cherchent des humains qui, étrangement, sont incapables d'être affecté par les disparations : ils conservent leur souvenirs, leurs émotions et même s'ils feignent le détachement et imitent la masse, ils risquent d'être découverts et emmener. La narratrice réalise qu'elle connait un de ces êtres et décide de le cacher, dans une pièce secrète spécialement aménagée dans sa maison. avec l'aide du grand-père.
Combien de temps pourra-elle continuer ainsi, alors qu'autour d'elle, le monde se remplit de vide et que la menace devient plus présente ?

Une ile où seule la peur pousse


Impossible, à la lecture de se roman, de ne pas penser aux régimes politiques totalitaires et aux génocides, à la Shoah. Avec un style doux, simple et discret Ogawa décrit un monde de absurde où l'intrusion de la police secrète semble aller jusque dans les esprits. Sans jamais décrire l'horreur, elle se contente de faire glisser la vie de tout les jours dans le vide et la tristesse. Ils devient difficile de se nourrir, on perd son travail, on perd ses souvenirs. Ses voisins soudain sont embarqués par la police et on craint pour sa vie, ses proches. Pourtant, à chaque nouvelle disparition, on se plie au rituel. On accepte.
Mais l'homme, dans la chambre secrète, conserve tout et tente avec une force de raviver les mémoires et le cœurs de la narratrice et du grand père.

Vous l'aurez compris, Cristallisation secrète n'est pas un livre léger. Les thèmes récurrents dans l’œuvre d'Ogawa (collection obsessionnelle, reconstitution du passé comme moyen de comprendre l'autre) sont présents mais teintés par le désespoir de la situation. L'histoire, à mesure qu'elle progresse nous perce le cœur avec l'accumulation inéluctables des trous dans les mémoires, de cavités qui s'accroissent. Si la narratrice continue de vivre parfois, elle s'angoisse s'interrogeant sur ce qu'il adviendra d'elle si les mots disparaissent, ou alors, s'autorise à espérer par exemple que la police secrète soit la prochaine à disparaître. Ces moments ne durent pas. Elle vit dans le présent. Cette île perd son passé et, avec lui, son futur s'évapore.


Outre le sujet déjà difficile, Ogawa ajoute de l'ampleur en incorporant à son texte celui écrit par sa narratrice. Il s'agit du récit d'une jeune dactylo qui a perdu sa voix et de la relation dysfonctionnelle qu'elle entretient avec son professeur. Ce roman dans le roman fait évidement écho au quotidien de la narratrice mais donne à la notion de victime et bourreau une dimension plus intimiste. En effet, elle aborde l'épineuse question de la part d'acception et même de participation active de la victime qui accepte tout de son bourreau de peur de lui déplaire. La femme prisonnière d'une relation abusive n'est plus à même de se sauver. Si la question du contrôle tyrannique sur la population de l'île n'est jamais abordée, la notion de domination et d'anéantissement de la volonté d'autrui est centrale au roman de la narratrice.

Lecture remuante


Cristallisation sécrète est un ouvrage dérangeant par le détachement presque clinique du récit. L'utilisation du fantastique renforce l'impression d'impuissance des hommes face à la tyrannie et pourtant, la narratrice continue sans relâche de dissimuler une personne même quand les difficultés rendre la tâche presque insurmontable et que le danger est omniprésent. Cet acte de rébellion n'est porteur d'aucune violence, sa ténacité ne puisse dans aucun idéal, juste une grande humanité. La même qui la conduit à prendre soin du grand-père.
Ogawa n'écrit pas un texte politique, la dénonciation est beaucoup plus subtile. En effet, la personne la plus libre est celle dissimulée dans la chambre secrète car, abritée de la folie extérieur, elle continue de ressentir, d’encourager les autres et surtout, de songer à l'avenir. La victime, le persécuté, devient le sauveur potentiel, le porteur de savoir et de mémoire, le porteur d'espoir.

Si j'ai beaucoup aimé ce livre, il m'a aussi profondément ébranlé. L'activité de romancière de la narratrice a ajouté à mon malaise et le « roman » dans le roman est aussi très dur. L'île solitaire et en perdition de « cristallisation secrète » montre comme la peur s'immisce et rétrécit notre quotidien, nous enlève tout, anesthésie nos sens et notre cœur au point que la vie même se vide de son sens. le monde se désagrège jusqu'à devenir une mécanique absurde, inodore, incolore, sans goût ni plaisir.
Un endormissement, un engourdissement de l'âme où la mémoire s'étiole. Malgré la tentative de protection de l'autre, la peur et la toute puissance de la menace qui plane, gagne sur l'humain. Ogawa va très loin dans son propos : outre les disparitions d'élément physique (inanimé ou vivant), elle y ajoute aussi des choses abstraites et crée une île en suspens, attendant la fin, où tout est menacé, jusqu'à l'intégrité corporelle et mental de ses habitants. Un récit poignant, contemporain, douloureux et assez désespérant. À ne SURTOUT pas lire quand on a le cafard !

Du même auteur, à découvrir dans l'étang :
- Parfum de glace : http://etang-de-kaeru.blogspot.fr/2013/02/parfum-de-glace-de-yoko-ogawa-ce-quil.html
 - La formule préférée du professeur : http://etang-de-kaeru.blogspot.fr/2012/11/la-formule-prefere-du-professeur-par.html


3 commentaires:

  1. très bel article.
    J'ai beaucoup aimé ce roman et je trouve que tu en parle avec beaucoup de justesse.
    S'il est vrai qu'on peut voir dans cet île et sa police secrète les abus du totalitarisme, en le lisant j'ai plutôt songé à notre société moderne qui par sa recherche du bien-être fini par en oublier des choses essentielle, essentielle peut-être même par leur inutilité. J'ai trouvé qu'il y avait une certaine nostalgie dans ce récit.
    J'ai lu ce livre il y a des années mais j'en garde toujours un vif souvenir, une lecture qui marque. De tous les livres de l'auteur que j'ai lu, c'est sans doute celui que j'ai préféré.

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    1. Ton point de vu sur ce roman est intéressant car original. Je suis d'accord avec toi sur la grande impression de nostalgie. Je trouve que c'est un récurent dans l’œuvre d'Ogawa. Pour l'instant, de tous les romans que j'ai lu d'elle, mon préféré reste le Musée de Silence. Peut-être aussi parce c'était mon premier. La découverte de ce style d'écriture, minimaliste, en retrait et pourtant très sensible m'a profondément séduit.

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    2. mon premier c'était justement Cristallisation secrète :)
      Le musée du silence je ne connais pas. J'irais voir

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Marianne