Liste des chapitres :
01 -
02 -
03 -
04 -
05 -
06 -
07&08 -
09 -
10&11 -
12 -
13&14 -
15 -
16 -
17 -
18&19 -
20 -
21 -
22&23 -
24 -
bonus -
épilogue
Si vous ne connaissez pas Sherlock, voici
un article pour commencer.
Chapitre 5
Je fixe le sablier posé sur la table de la cuisine. Le temps s'écoule avec une paresse inexorable. Trois ans. Trois ans et trois mois et cinq jours pour être précis. Non, six jours. Minuit est largement dépassé. Autant de temps accumulé pour faire un deuil inutile, ravaler la peine, essayer de continuer. Se confronter au mur infranchissable de sa solitude. Tenter en vain de construire quelque chose, de partager sa vie avec un autre être humain. En vain. Se prendre un râteau, se faire plaquer. Parfois, aussi, s'en aller. Et toujours, à vif, ce regret béant de n'avoir pu t'arrêter, t'empêcher. Autant de douleur pour rien. Dans le boulot, j'ai trouvé de la stabilité. Ici, au 221 B Baker Street, j'ai trouvé un foyer, un quotidien pour fonctionner. Mais si seul...
Et le coupable de ce foutu bordel grogne dans le salon.
Je l'entends se relever péniblement. J'ai tapé fort. Peut-être un peu trop fort... J'espère n'avoir rien cassé. Enfin, au pire, je suis docteur. Comme Molly...
Molly.
Sous l'éclairage nouveau d'un Sherlock bien vivant, je repense à elle, à son courage pour l'autopsie, son absence lors de l'enterrement, son silence les premières semaines. Son attitude dès que j'ai commencé à avoir des fréquentations suivies. Ces moments où je lisais dans ses yeux tant de tristesse, tant d'impuissance...
Je réalise que je ne suis même pas en colère contre elle. Je me sens trahi par Sherlock, oui. Il lui a demandé à elle de l'aider. À elle. Pas à moi, son meilleur ami. Jaloux...
Je soupire.
Inutile de tergiverser. Les réponses de cette farce débile sont à portée de main, ou de poing. Je sors deux tasses du placard et les dispose sur le plateau en bois vénitien. Celui avec des roses, que Mrs Hudson adore. Je n'ai jamais eu le courage de lui donner mon avis sincère dessus.
Le sable s'épuise et meurt en un petit cône orange.
Je retire la boule à thé.
Quand je retourne dans le salon, il s'est assis dans le vieux sofa en cuir. Il a retiré son manteau loqueteux, et flotte dans un sweat-shirt de couleur moutarde et un pantalon en velours à grosses côtes marron. Ses cheveux sont d'une teinte trop claire, et visiblement longs puisqu'ils sont attachés sur la nuque. Sa barbe ne ressemble à rien. Et pourtant, c'est bien lui.
— Oui, je sais, cet accoutrement est ridicule. Mais je tenais à te voir, à discuter, avant de ressusciter publiquement.
Quelle sollicitude ! Sans rien dire, je pose le plateau sur la table basse et sers le thé, avec une brusquerie contenue. Je prends ma tasse et vais m'asseoir à mon bureau. Une douce chaleur émane du mug. Mes yeux glissent sur les mots inscrits : In Arduis Fidelis. Je tourne la chaise vers lui :
— Donne-moi une bonne raison de ne pas te foutre dehors ! Ou, si tu veux, je peux téléphoner à Molly pour qu'elle vienne te chercher. Au moins, elle ne sera pas surprise de te découvrir en vie...
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Et pourtant, c'est bien lui. Illustration de Anne Jacques |
J'observe son visage.
Un froncement de sourcils vers le bas, comme s'il venait de se prendre une gifle. Il ferme les yeux plusieurs secondes. J'entends sa respiration, profonde et étrangement forte.
— John, s'il te plaît, j'ai besoin que tu m'écoutes.
Son ton est calme, doux. Totalement décorrélé de la fatigue qui creuse ses traits et de la douleur qui voûte sa posture. Sa voix, c'est sa voix. Je retiens mon souffle.
— Moriarty nous avait sous surveillance constante. Tu te rappelles des assassins à la renommée internationale qui avaient décidé de se relocaliser dans un rayon de 200 m autour de chez nous ? Même Lestrade, malgré son intelligence limitée, avait soulevé le problème et l'avait relié, avec justesse, à Moriarty. Dans le lot, certains des tueurs avaient une mission très particulière. Rien avoir avec le code informatique, sa bouche s’étire en un rictus déplaisant, témoin d’une veille aigreur. Moriarty tirait les ficelles, mais pas directement. Il y avait des intermédiaires. Ces tueurs était là pour vous abattre, toi, Mrs Hudson et Lestrade. Vous étiez tous des cibles, tous en sursis. À moins que je n'accepte les conditions de Moriarty.
— Travailler pour lui ?
— Non. Me tuer. Que je me tue.
Les mots s'étranglent dans ma gorge. Je sais qu'il ne ment pas. Et seule la vérité peut être aussi délirante. Jim Moriary avait tout d'un psychopathe, au sens clinique du terme. Un génie, certes, mais surtout un psychopathe et son obsession s'était focalisée sur Sherlock. Peut-être en raison de leurs capacités hors normes à tout les deux. Je crois surtout que Moriarty avait besoin d'une némésis...
— La solution la plus simple était donc qu'il me croie mort pour que je puisse démêler l'écheveau et mettre hors d'état de nuire les intermédiaires. Je savais qu'ils étaient nombreux, mais surtout qu'il n'y en avait qu'un avec le pouvoir d'arrêter les contrats placés sur ta tête. Heu, sur vos têtes... Il fallait que je sois mort, que tout le monde le croie. C'était mon dernier recours. Je pensais pouvoir convaincre ou manipuler Moriarty. Il a choisi de se faire sauter la cervelle pour me forcer, moi, à sauter du toit. Je n'avais pas prévu ça. Pas entièrement...
Il détourne le regard, et dans son expression pincée je réalise la difficulté de cet aveu.
Il a commis une erreur. Comme avec mon kidnapping, quand Moriarty – toujours là quand il s'agit de foutre le boxon – a essayé de me transformer en chair à saucisse express. Je sais à quel point ça lui coûte d'admettre une erreur, d‘admettre qu'il est faillible.
Humain.
Pourtant, je lui en veux. Il aurait pu me mettre dans la confidence, j'aurais pu l'aider. Ensemble, on aurait pu...
— Il fallait que tu me croies mort John, insiste-t-il avec une véhémence telle que je ne réplique rien. Tu étais le plus important ! Il fallait que les hommes de Moriarty te voient souffrir. Que je sois traîné dans le caniveau par la presse était une bonne chose, mais l'élément capital, c'était toi. Ma mort devait être certaine.
— Je t'ai vu... Je t'ai touché...
Je pose la tasse pour masquer le tremblement de mes mains.
— Non. Tu m'as vu sauter, mais pas m'écraser. Le cadavre au sol n'était pas le mien. Tu te rappelles de la fois où nous avons cru Adler morte ? Une doublure. Parfaitement réalisée par la chirurgie moderne.
Je hoche la tête, abasourdi. Je n'ai pas confiance dans ma voix.
— Eh bien, Moriarty avait fait réaliser une doublure pour moi aussi. Avec mon visage. L'homme qui avait enlevé les deux gosses de l'ambassadeur avait mon visage. C'est lui que j'ai retrouvé, heureusement déjà mort. Je n'avais qu'à recycler le cadavre.
— Molly ?
— Oui, John. La seule personne qui pouvait m'aider.
Je ne peux m'empêcher de grimacer...
— Je n'ai jamais vraiment trop prêté attention à Molly. D'ailleurs, tu m'as repris plusieurs fois à ce sujet. Je n'étais pas le seul. Pour Moriarty, elle était invisible, insignifiante. D'autant plus qu'il l'avait approchée et qu'ils étaient brièvement sortis ensemble. Molly n'avait aucun contrat sur sa tête. Transparente, elle ne méritait même pas son attention...
— Arrête ! Comment peux-tu parler d'elle ainsi ?! C'est grâce à...
Sherlock me coupe la parole d'un geste de la main, mais c'est l'infinie lassitude de son regard qui me fait taire.
— Je sais. Et je ne valais pas mieux que Moriarty – de nouveau, il tend la main, la paume face à moi – je n'aurais jamais pensé à l'intégrer dans mon équation de solution si elle ne s'était pas proposée d'elle-même. Elle a falsifié l'autopsie et m'a hébergé quelques jours. Après, je me suis mis au travail. Je n'avais vraiment pas d'autre solution. John, je suis vraiment navré... Je... j'étais présent à l'enterrement, je t'ai vu, j'ai écouté...
Je réalise qu'il s'est excusé. Encore.
— Je pensais que tu étais mort, Sherlock. MORT !! On ne revient pas d'entre les morts. C'est permanent comme situation. Normalement...
Plusieurs fois, je secoue la tête mais le maelström d'émotions est toujours là. Je n'arrive pas à les identifier. Je ne comprends pas ce que je ressens. À part de la fatigue. J'ai encore des questions, beaucoup de questions mais... :
— Tu restes combien de temps ?
Il sursaute, visiblement surpris.
— C'est-à-dire ? Ici ? Je pensais – une inspiration, puis il ajoute très vite – je sais que mon ancienne chambre est encore disponible. Alors je pensais...
Je l'interromps :
— Bien. Pour cette nuit je te laisse mon lit. Demain, on se chargera de l'aérer et de ranger un peu. Ah, Mrs Hudson est partie pour quelques jours.
Je le regarde, soudain soupçonneux.
— Mais tu le sais déjà, hein ?! Allez, il est tard. Tu as besoin d'une douche et moi de dormir.
Il se lève avec lenteur du sofa. Décidément, je ne suis pas la seule cause de son état. J'ai l'impression qu'il a déjà été amoché avant d'atterrir ici.
— Viens, je vais te faire couler un bain. Et t'ausculter. Je ne sais pas ce que tu as bricolé avant d'arriver. Tu as mis quelqu'un d'autre en pétard.
— C'était hier. Et ils étaient plusieurs en colère. Je crois qu'en effet, j'ai besoin de tes compétences de médecin. Si tu promets d'être plus doux que tout à l'heure...
— Je trouve, que vu la situation, et l'état de choc, j'ai réagi avec calme. Beaucoup de calme.
Sherlock se masse les côtes et sa bouche se déforme en un rictus de douleur.
— Viril, le calme. Mais c'était probablement justifié...
Sherlock se dirige naturellement vers sa chambre et la salle de bain du bas, la seule en fonction quand il était... enfin, avant. Celle de l’étage était vétuste. Partager les sanitaires ne m’a jamais dérangé. Une fois revenu à Baker Street, j’ai condamné ces lieux trop marqués par sa présence. Parce que je guette toujours son pas, une respiration...
— À l’étage.
Il me regarde, me jauge plutôt. Je sais qu’il décode dans mes ellipses et mon attitude trois ans de deuil. Trois ans de regrets amers. De colère stérile.
Je le devance dans l'escalier. Je passe devant la porte close de la pièce qui sert de stockage. Principalement avec des archives de Sherlock. Là aussi, je ne vais jamais. Pour la première fois depuis des semaines, je lui accorde un regard, puis je rentre dans ma chambre. Je sors des serviettes propres et prends un pyjama dans mon armoire. Il est plus grand que moi, mais moins trapu. Ça devrait lui aller. Dans le doute, j'ajoute un vieux t-shirt de l'armée élimé mais que je garde par nostalgie, et un caleçon. Je fais couler de l'eau dans la petite baignoire sabot et pose le linge sur le battant des WC.
— Voilà, appelle-moi avant de t'habiller, que je regarde tes côtes.
— Tu as un rasoir ?
— Fouille et sers-toi. Après tout, c'est ainsi que tu as toujours procédé, hein ?
Cette fois, je sens un sourire me soulever la commissure des lèvres. Sous l'éclairage trop violente de la petite salle de bain, je vois que le visage de Sherlock porte aussi une belle ecchymose sur la mâchoire, en partie dissimulée par les poils de la barbe. Je m'apprête à quitter la pièce.
— Tu sais te faire des amis...
Il a alors ce regard perçant, presque enfantin dans son absolu sérieux quand il murmure :
— Non, John. Ceux que j'ai sont précieux.
Il referme la porte dernière moi. J'inspire, et retourne dans ma chambre pour me changer et prendre de quoi m'installer dans le sofa.
Suite : chapitre 6