En ouvrant cet ouvrage, je m’attendais à un
livre sur l’écriture et la fabrication d’histoires. Je me suis
trompée sur le premier et le second sujet n’y est pas traité sous
l’ange que j’espérais. La préface, rédigée par le traducteur
français m’a tellement dérouté que je me suis arrêtée. Le
livre a été proposé au programme d’un atelier de lecture par la
personne qui m’en avait vanté les mérites (merci David). Cette
fois, motivée par une possibilité d’échange, je me suis lancée
dans la lecture, passionnante et souvent drôle, de ce bouquin
inclassable.
Nourrir son imaginaire
Grammaire de l’imagination s’adresse en
priorité aux parents et personnes qui travaillent avec des enfants.
Une catégorie à laquelle je ne me sens ni légitime ni à l’aise
pour revendiquer une quelconque affiliation. Pourtant, nous sommes
tous d’ancien (ou moins ancien) enfant. Et l’imagination, la
créativité, se nourrit d’un regard sur le monde capable de
cultiver l’enthousiasme et la curiosité.
Si vous êtes un peu artiste, si vous aimez les
histoires, ou si vous voulez développer votre imaginaire ou celui
d’enfants, je vous encourage à ouvrir ce livre, avec moins de
préjugés que moi ! Gianni Rodari propose en 45 chapitres une
série d’exercices et de réflexions très pragmatiques, illustrées
d’exemples pour affûter notre capacité à appréhender le monde
tout en s’émancipant de ses règles souvent aliénantes.
Les courts chapitres s’enchaînent et
construisent une pensée : l’auteur part souvent de son
expérience vécu avec des enfants, donc d’une approche concrète,
pour arriver à dégager des mécanismes généraux et des concepts,
jusqu’à développer une réflexion philosophique sur l’importance
de l’imagination dans notre monde. Paru en 1973 en Italie par un
homme ayant connu les affres de la seconde guerre mondiale (il est né
en 1920), son contenu reste très actuel.
Un ouvrage éclectique et amusant
Le début aborde des ateliers d’écriture à
destination des enfants avec des exemples d’exercices souvent assez
savoureux. Ces outils de développement de l’imagination (par
association d’images et d’idées et jeu sur les sonorités)
évoquent le surréalisme et le dadaïsme avec des textes d’apparence
absurde et qui éveillent à une poétique débridée et libre, une
base qui permet de s’initier notamment au réalisme magique. Rodari
propose différentes constructions pour des textes très courts, de
l’historiette au poème, à la devinette.
Ensuite, dans l’auteur travaille sur le conte,
une matière très riche qu’il aborde de façon toujours très
pratique et ludique en expliquant sa structure. Ce travail d’analyse
a comme visée l’appropriation de la fabrication du conte et aussi
l’ouverture sur un jeu avec des variations.
L’adulte apprend à l’enfant et si ce dernier
est actif, il reste encadré par des propositions créatives. Au fil
du texte, Rodari prend du recul et s’interroge sur le dialogue qui
se tisse entre l’enfant et l’histoire qu’il fabrique. Il aborde
le jeu, de l’imagination et de leurs impacts combinés sur la
vision du monde. L’histoire devient un support pour les relations
humaines et pour appréhender l’environnement. Il inclut dans son
questionnement le tabou et la transgression (sexe et fonctions
corporelles) décrits comme nécessités pour apprendre à remettre
en cause l’autorité, à réfléchir par soi-même et à éviter
l’écueil de l’auto-censure.
Enfin, il prend encore du recul et observe
l’enfant dans son appréhension de l’histoire, dans sa façon de
se l’approprier, d’interagir, de la poursuivre. L’enfant
devient actif à partir d’une narration d’autrui. On passe d’une
création imaginative débridé à un travail avec une contrainte
forte mais où la créativité a toute sa place.
Le dernier chapitre dévoile enfin l’objectif du
livre : enrichir d’expériences stimulantes le milieu où
l’enfant évolue afin de développer sa créativité, pour changer
le monde. La dimension politique assez idéaliste de l’auteur (et à
mon goût très touchant et belle sur sa vision de l’humanité
future) s’affirme alors.
Rodari étudie le jeu des enfants avec curiosité
et tente de l’analyser pour en comprendre les processus
inconscients. Cependant, ses interprétations psychanalytiques me
laissent dubitative quant à leur véracité scientifique. Elles
demeurent stimulantes sur le plan d’une réflexion intellectuelle.
C’est l’unique bémol de ce livre, très riche pour cultiver son
imaginaire, même lorsqu’on est adulte et sans enfant.
Dans un paysage noyé de brume, une jeune femme
tient bien serré la main d’une enfant. Quand le vent dissipe les
nuées, la fillette a disparu. Le souvenir de cette perte hante
Naoko. Il ne s’agissait pas d’une enfant comme les autres,
c’était une ombre, la trace amnésique d’un être qui fut
vivant. Déjà, une autre ombre prends la place à ses côtés.
Naoko, entre morts et vivants
La BD La Fête des ombres nous raconte
l’étrange histoire de Naoko et de son quotidien dans un village
reculé du Japon rural où la population décline et le maintien des
coutumes est menacé. Les auteurs de l’atelier Sentô, Cécile Brun
et Olivier Pinchard, signent un nouveau livre poignant. On reconnaît leur style graphique et leur découpage si
particulier qui change notre rapport au temps. Ce récit mystérieux
prend un chemin de traverse. Avec lenteur et tranquillité, on suit
l’héroïne que l’on découvre par touche, grâce à
l’incorporation de scènes de flash-back. L’élément fantastique
apparaît comme un poids, une entrave pour la jeune femme. Elle porte
le fardeau d’un devoir conséquence d’un don surprenant : elle a
toujours pu voir des entités bizarres qui évoluent dans ce village
et la campagne environnante. Lors de la fête des ombres, au cœur de
l’été, certaines apparaissent à des habitants et ils en ont
alors la charge pour une année. Il leur appartient de discuter avec
elles, de les aider à se souvenir de leur identité afin qu’elles
poursuivent leur voyage.
Mis à part Katsu, un jeune homme compétent en
informatique qui aide aux recherches, Naoko est entourée de
personnes âgées, de gens qui l’ont connu enfant et ne réalisent
pas toujours qu’elle est maintenant une adulte. Sa mère voulait
qu’elle parte, qu’elle ne reprenne pas le flambeau de cette
mission, et pourtant, elle est toujours là, seule, dans la demeure familiale…
Le récit commence à la fin de l’été. Le
passage des saisons, très marquées au Japon, scande les étapes de
la vie de Naoko. Elle habite une maison traditionnelle en bois, ce
type d’habitation rend le quotidien bien plus perméable aux
actions des éléments, vent, pluie, humidité et froid s’immiscent à
l’intérieur. Et puis, il y a la douceur du soleil qui chauffe la
coursive. La frontière entre le dedans et le dehors, la vie et la
mort semble soudain floue. D’autres ombres errent aussi,
monstrueuses, elles ont oublié jusqu’à leur humanité. Ces âmes
en peine affamées effrayent et bouleversent. Crainte et compassion
se partagent ainsi le cœur du lecteur.
Cette BD aborde frontalement la question de la
perte, du deuil mais aussi, ce qu’il reste lorsqu’une personne a
disparu. Si la mère de Naoko n’est pas revenue comme ombre, sa
présence et ses désirs, pèsent toujours sur la jeune femme. La
mort rôde, incarnée dans les corps chétif et rabougris des petits
vieux, étonnamment vigoureux et pourtant si fragile. Naoko sait
qu’elle ne devrait pas s’attacher aux ombres, mais dès la scène
d’ouverture, le lecteur comprend que c’est impossible pour elle.
Empathique et généreuse, Naoko tisse des liens forts avec ceux
qu’elle côtoie. Ce jeune homme dont elle doit retrouver l’identité
et qui apparaît incolore, insipide, gagne en substance au fur et à
mesure des pages. Qu’adviendra-t-il si ses souvenirs ne reviennent
pas ?
Justesse des mots et des ambiances
Si j’ai trouvé la fin attendue, la force du
livre vient de son traitement du sujet, de la normalisation de
l’élément fantastique, et de ce qui est dit sur le rapport à la
mort, son intrication dans le quotidien. Les ombres ne sont pas des
fantômes désincarnés mais des êtres avec une action sur le monde,
une possibilité de contact physique. Les ombres peuvent sentir,
toucher.
La présence des petits vieux, invisibles dans
notre société, à mon moins d’être soignant où aidant (ou vivre sur la Côte d’Azur !) saute aux yeux
lorsqu’on voyage dans la campagne japonaise. Il s’agit d’un des
aspects les plus frappants du Japon : le vieillissement de sa
population. La ville dessinée par l’atelier Sentô s’anime :
sa galerie commerçante couverte barrée des rideaux de fer des
boutiques fermées, le temple perché sur les hauteurs accessibles en
grimpant des escaliers raides, le sentô, la maison de Naoko
en lisière de forêt…
Le résultat est saisissant de réalisme, avec un
choix graphique lâché presque naïf. Le contraste réside dans le
décalage entre les personnages, au design flirtant avec la
caricature, et le détail minutieux des décors. Cette juxtaposition
d’imprécisions et de justesse donne une vie incroyable au dessin
dans un style qui m’évoque par sa force d’évocation
sensorielle, celui de Florent Chavouet. Le travail de couleur rend
les plats appétissants, les joues roses d’émotion, la profondeur
de la nuit palpable. La maîtrise de la construction narrative
s’accompagne des ambiances de couleurs travaillées, avec une
indication claire du passage du temps. La lisibilité du dessin grâce
à un encrage efficace conserve aussi l’énergie des croquis.
L’atelier Sentô réussit ce tour de force de transcrire avec
réalisme et onirisme le Japon rural des petites gens, ce Japon qui
agonise doucement, sans se plaindre et pousse même la vie vers les
grandes villes, en encourage les jeunes à étudier, à partir. Mais
certains et certaines, comme Naoko, restent, parfois sans savoir pourquoi.
Et de belles histoires s’enracinent. Du cœur,
des tripes, des cendres et beaucoup de joie et tristesse, côte à
côte, main dans la main, sans se lâcher.
Vous aimez la campagne, au Japon comme en France, et vous
aiguisez votre regard sur les petits détails qui nous paraissent
insignifiants. Dans ce livre, vous abordez un sujet existentiel qui
ne surprendra pas ceux qui ont quelques connaissances des faits
sociaux et démographique du Japon de l’envers. L’exode rural
continue massivement et le vieillissement de la population s’inscrit
dans le paysage. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la
naissance de la Fête des ombres ?
En effet, lors de nos séjours au Japon, nous avons été
sensibles à la vie rurale, au charme des villages qui se
désertifient et nous avons partagé le quotidien des personnes âgées
qui continuent d’y vivre, entourées de leurs croyances et de leurs
rites. Les émotions qu’ont fait surgir en nous ces rencontres
nourrissent notre inspiration. La Fête des Ombres est née de
l’envie de raconter une histoire émouvante autour de personnages
tels que les gens que nous avons côtoyés au Japon
Vous avez choisi d’incarner vos fantômes. Est-ce que
vous pouvez parler de ce choix et de ses raisons ?
En habitant au Japon quelque temps, nous avons remarqué que la
vie de tous les jours était parfois très imbriquée avec le
souvenir des morts qui bénéficient d’offrandes les invitant à
participer à la vie quotidienne. Au Japon les morts ont une forme de
réalité. Leur présence dans le rituel des vivants les fait exister
de manière presque palpable.
Les ouvrages édités chez Issekinicho bénéficient
toujours d’un grand soin apporté à la maquette mais aussi à la
fabrication (reliure, qualité du papier…). Est-ce que vous pouvez
nous parler un peu de votre collaboration avec vos éditeurs ?
Est-ce que vous êtes associés au procédé de fabrication ?
Oui, Alexandre et Delphine d’Issekinicho sont très impliqués à
nos côtés et nous échangeons beaucoup. Ce sont des amoureux du
travail bien fait et comme ils pratiquent eux-mêmes le dessin et
l’illustration nous nous sentons proches d’eux. C’est très
agréable de travailler dans ces conditions. Et nous espérons que
les lecteurs apprécient la qualité de leur travail. En ce qui nous
concerne, nous sommes ravis de la qualité de La Fête des Ombres en
tant qu’objet car le papier que nous avons choisi ensemble permet
d’apprécier l’aquarelle et de retranscrire la douceur des
teintes. Alexandre a également fait un superbe travail de design sur
le titre et le motif à l’arrière du livre qui non seulement
mettent en valeur notre travail mais surtout sont porteurs de sens et
permettent une meilleure immersion des lecteurs dans cette étrange
aventure.
Vous avez choisi de travailler de manière
traditionnelle. Pouvez-vous nous parler un peu de votre approche du
dessin ?
Bien que nous appréciions aussi le travail numérique, nous
privilégions la technique manuelle car nous la maîtrisons mieux et
nous y trouvons une forme de sobriété. L’idée de pouvoir
dessiner n’importe où avec peu de moyens nous est chère. Nous
transportons nos boîtes d’aquarelles et nos crayons partout avec
nous, en voyage et ce sont les mêmes outils que l’on utilise en BD
comme s’il s’agissait de la continuité de nos aventures au
Japon.
Merci beaucoup à Cécile et Olivier pour leur gentillesse et leur disponibilité !