J'étais idéaliste.
Je suis rêveuse.
J'étais perfectionniste.
Je suis lucide.
Ce n'est ni le temps ni les rencontres qui nous abiment, nous usent, nous maturent. C'est que l'on en fait. Bien sûr, si on se laisse porter, passif, dans un flot hoquetant, se noyer durant la crue est un risque majeur. Par contre, si on décide d'être un saumon, de remonter le cours, on fatiguera plus vite. Dans tous les cas, à la fin du voyage, la mort est la même. Ni douce ni meilleure. Juste inéluctable. Nous pouvons aussi apprendre à nager, à éviter les cailloux, les roches coupantes, naviguer dans les rapides, anticiper les tourbillons.
Mieux, on peut apprendre à surfer.
Toujours sur l'eau, toujours en contact, on profite de l'inattendu, on s'adapte, et dans les moments de calme aussi, on profite.
J'essaie d'apprendre à surfer.
Pour ça, j'apprends déjà à regarder mon environnement tel que je le perçois et non tel que j'aimerais qu'il soit. Je sais que ma perception est biaisée, puisque c'est la mienne, avec certains de mes sens défaillants et d'autres exacerbés. Ma perception n'est ni une réalité absolue, ni une Vérité. Elle m'appartient, évolue aussi, avec le flot. Parfois plus lentement que l'extérieur, parfois trop vite, souvent par à-coup, par phénomène de seuil.
J'étais idéaliste. Perfectionniste. Tyrannique dans le travail avec des objectifs souvent inatteignables, incapable de me contenter du résultat. J'étais tyrannique avec moi-même et ceux que j'aime, repoussant les limites, explosant les corps et les cœurs, trop violente dans mes mots, trop brusque, impulsive. L'altruisme et l'empathie ont limité la casse, mais pas toujours.
Je me suis usée vite. Abimée.
Je croyais mes cassures définitives, inéluctable.
Et puis, j'ai appris autrement. J'ai compris autrement.
La logique du corps, sa force, sa capacité de récupération, l'équilibre intérieur entre le cerveau qui bouillonne, le cœur qui palpite à bout de souffle, l'ossature malmenée qui hurle en silence sa peine et sa terreur. J'ai appris à faire taire, faire silence, faire aussi. Équilibrer "dire", "penser", faire" et peu à peu, mes sensations, mes perceptions s’apaisent, trouvent un agencement différent, plus harmonieux.
Je regarde le monde, et il ne me plait pas. Il ne correspondra jamais à mes idéaux. Non, les Hommes ne sont pas muent par l'amour. Leur soif de justice se mêle à la vengeance, à des querelles d'égo, à des guerres petites et étriquées.
Non, les Hommes n'aiment ni le changement ni n'acceptent leur mortalité.
Je ne vais pas changer l'humanité.
Je ne vais pas changer le monde.
Il ne correspondra jamais à ma réalité intérieure, à mes aspirations, à mes rêves.
Tant pis.
J'ai les mots et les images. L'imagination. Le pouvoir de création, de fabrication. Je n'aime pas les nouvelles du monde et je n'aime pas beaucoup les Hommes non plus, en tant qu'espèce.
Je préfère le rayon de soleil par la fenêtre, la musique silencieuse des particules dansantes, le chat furtif au coin de la rue, la plante revêche qui perce le bitume, un roman aux pages cornées par des doigts avides, le son incongru d'un artiste qui m’émeut, l'odeur des feuilles de thé et de la forêt avant la pluie. Je préfère la terre sous mes pieds, les troupeaux de nuages et le vent sur la plaine. Je préfère me retirer un peu de la foule et de la cohue. Je préfère le chaos involontaire aux intentions de plaire, de gagner plus d'argent, de pouvoir. Je préfère contempler sans juger plutôt que de décrypter les causes des actions des autres, leur motivations-frustrations.
Je préfère ressentir. Prendre le temps de ressentir. Cultiver l'agréable, observer le désagréable, le comprendre, l'apprivoiser et s'il est trop pénible, attendre qu'il passe son chemin. J'ai lâché mes idéaux d'un monde plus juste, égalitaire, équilibré, harmonieux.
Je n'y crois plus.
Bien sûr, j'ouvre régulièrement ma gueule, je manifeste mon mécontentent ou j'agis. Parfois, j'oublie que les idéaux sont morts. Morts et enterrés. Je n'ai plus la foi en une humanité bienheureuse, qui accepterait les différences et l’altérité.
J'ai sorti ma pelle et sonné le glas des idéaux et du perfectionnisme au creux de la vallée, ou peut-être sous un arbre, à moins que ce ne soit enfoui dans une grotte, au bord de mer. Dessus, j'ai mis des pierres rondes, planté quelques fleurs, ou peut-être des coquillages.
Je laisse à d'autres les idéaux, les croyances de paradis et de rétributions futures. Je crois pas qu'on paye, qu'il y ait une justice après la mort. Certains humains commettent les pires méfaits et les pires crimes, et coulent une existence tranquille, peut-être heureuse, peinards. Loin des affres de leurs victimes.
Ça ne me plait pas. C'est ainsi. J'ai beaucoup d'admiration pour ceux qui les traquent, les exposent, se battent sans relâche. J'ai beaucoup d'admiration pour ceux qui sauvent, des vies, des psychés. Ceux qui pansent les plaies des Hommes et de la Terre. Ceux qui ont la foi. Ceux qui ne lâchent rien et jusqu'à leur dernier souffle continuent le combat.
J'ai de l'admiration mais aucune envie.
Je ne suis pas ça et je ne le deviendrai pas.
Ce monde me déplait.
Les hommes me déplaisent.
Tant pis.
Mon seul réel pouvoir de grenouille est celui de changer en moi ce ce qui ne me plait pas. Enterrer mes idéaux et regarder simplement le monde et les autres tels que je les perçois et non tels que je souhaiterais : voici un objectif d'apprentissage quotidien qui devrait m'occuper jusqu'à ce que je passe l'arme à gauche.
Photo prise à Nice, au cimetière et ailleurs