Tu clignes des yeux.
La fatigue sans doute, la chaleur te joue des tours.
Tu te souviens que tu n'as pas déjeuné, juste avalé ce matin à la va-vite un bol de riz avec un peu de nattô (des graines de soja fermentées). Tu secoues la tête, et là haut, un nuage s'ébroue, à moins que ce ne soit le vent qui essore toute l'eau des feuilles sur ton crâne. Tu te retrouves trempé. Tu t'essuies le visage et, sans difficulté, te glisses entre les torii sur le chemin, totalement désert.
Abandonné.
Pas âme qui vive.
Seule une sensation de distorsion perdure, cette vacuité qu'ont certains lieux où s'est tenue une fête, comme si l'écho des participants, de leurs rires, de leur souffle, d'un battement de cœur, habitait encore l'espace. Un calme presque surnaturel règne sous les arcades de bois orangé. Juste les dialogues entre les dernières gouttes qui s'élancent dans le vide, s'écrasent et rebondissent de feuilles en feuilles. Quelques craquements dans les branches au dessus. Tu lèves la tête et, soudain, tu réalises que le jour est moins lumineux cependant, entre les pans de nuages cotonneux, le ciel se dévoile. Tant assombri qu'on pourrait croire que le soir était là, tout proche. L'orage n'est jamais venu.
Ta montre indique qu'il est presque dix-neuf heures. Elle te joue des tours ?! C'est impossible que ta randonnée ait duré aussi longtemps, qu'il soit si tard ! Incrédule, tu la regardes, la secoues. Où est passé le temps manquant ?
Tu reprends l'ascension, cette fois, au pas de course, vaguement inquiet. Le croassement d'un vol de corbeaux. Les bruissement des petits animaux dans les sous bois. Le bourdonnent des insectes. Tout est normal. Le sommet t'attend, puis bientôt la descente. La faim te creuse le ventre. L'idée d'une collation dans la petite buvette que tu as déjà repéré, là ou le circuit commence sa boucle, te rassures. Tu te sens ragaillardi. Une halte pour boire un thé et grignoter. T'assoir pour reposer tes jambes lourdes et tes pieds fourbus. Le vermillon s'échappe des torii et teinte maintenant les nuages perdus dans l'horizon rougeoyant. La nuit tombe avec cette précipitation qui te surprend encore, même après plusieurs semaines au Japon.
Enfin, des bâtiments en bois.
Retour à la civilisation.
Une petite mamie ridée qui t'arrive à peine à la poitrine, t’accueille à grand renfort de irasshaimase. Elle regarde ta mine fatiguée, tes vêtements mouillés, et t'offre une serviette éponge moelleuse alors que tu te déchausses à l'entrée. Quel bonheur. Le repos mérité sur le tatamis frais te ferait presque oublier l'étrangeté de ton aventure. Péniblement, dans un japonais approximatif, tu demandes à ton hôte si, aujourd'hui, il y avait une cérémonie de prévu. Une fête. Un événement particulier. Il t'a semblé avoir vu une procession alors que tu avais quitté le chemin. Tu lui montres une photo flou où les verts et les vermillons se fondent et où, entre les torii, quelque chose émet une lumière. Elle va te prendre pour un dingue. Regrettant déjà tes propos, tu ranges à la hâte ton appareil photo, lui adresse un petit sourire d'excuse. Pourtant, le regard qu'elle t'offre n'a rien de moqueur. Elle opine du chef avec sérieux et s'absente quelques minutes.
À son retour, avec des gestes précis, elle dispose une tasse de thé et un théière fumante. Puis, elle s’assied en face de toi et lentement, choisissant ses mots, elle te parle des noces de renards. Elle te parle d'un jour où, jeune fille, depuis un ciel d'azur, une averse s'était abattue sur la forêt. Elle te parle d'une musique mystérieuse avec flûtes et tambourins, elle te parle des esprits, des kitsune et du présage heureux de la noce des renards.
Plus tard, l'estomac plein d'un ochazuke délicieux (sorte de soupe de riz au thé) agrémenté de daurade, tu marches dans l'air figé nocturne. Les lanternes métalliques accrochées aux piliers des torii offrent un éclairage faible mais suffisant pour descendre sans peine les marches du sentier. Dans la pénombre et le silence particulier du sous-bois, tu avoues ne pas comprendre rationnellement l'expérience que tu as vécu. Tu te rappelles précisément de la sensation incroyable quand tu as quitté le chemin, au son d'une mélodie timide. Tu te rappelles de la force qui a empli chaque cellule de ton être, de la joie, de l'amour. Tu te rappelles aussi d'émotions que tu ne sais nommer, parce que le vocabulaire humain te paraît soudain étriqué, limité.
Tu serres dans la main le petit grelot que la vieille dame t'a offert.
Avec précaution, sans jamais plus sortir de l'abri rassurant des arcades, tu rejoins l'esplanade. Demain, tu visiteras encore Kyôto avant de retourner sur la capitale. Demain, tu te diras peut-être que ce n'était qu'un rêve, que tu t'es assoupi quelque part sur le chemin.
La faute à la chaleur lourde, la faute à la fatigue.
Tu ne raconteras plus jamais ta vision. Pourtant, tu continueras de chérir les impressions et le souvenir inestimable d'avoir, un jour, quitté la voie empruntée par les hommes pour effleurer le monde des esprits.