Les branches encore nues frémissent dans le vent de février. L’aneth se croit au printemps et une nouvelle fleur s’épanouit avec fierté, dominant à son pied la chrysanthème séchée. Les paroles techniques du couvreur se perdent dans les murmures des plantes qui cohabitent sur la terrasse. J’oublierai presque les grognements désapprobateurs et les claquements de lèvres qui ajoutent quelques zéros au devis déjà salé que l’homme calcule dans son crâne. Le zinc est mal posé. Regardez madame, c’est ni fait ni à faire, enfin, tout à refaire. Gloussement. Responsabilité, garantie décennale… blablabla… pas certain qu’on puisse intervenir… Parce que vous comprenez, si on touche au travail d’un autre – si tenté qu’on puisse appeler ça travail – après, c’est nous qui somme responsable…
Il pleut dans ma maison.
Pas des litres, mais juste assez pour sortir les bassines dès que les nuages s’amoncellent. À Paris, en fin d’hiver, ils s’amoncellent souvent.
Le type déblatère et j’ignore son jargon. Dans d’autres circonstances, je me réjouirai de ce champ lexical à découvrir. Je l’observe crapahuter sur l’escarbot. Il rechigne à monter sur le toit et se contente de la vue depuis la dernière marche, sans fouler le zinc mal posé. Il bidouille la gouttière, tord le métal, me désigne les soudures d’un air affligé et glisse sa main sous le revêtement. Hum, ça ne va pas tout, il y a de la condensation. C’est posé directement sur l’isolant. Faut tout enlever. Tout. Jamais on ne fait ça madame, jamais.
Le soleil chauffe les pannes de bois de la terrasse, le vent faibli. J’en oublierai presque la saison. Je contemple mes pots vides et mes boutures de pélargonium serrées. Elles seraient mieux sur la fenêtre du premier où elles pourraient s’épanouir en cascade fleurie. Cette pluie-là ne risque pas de ruiner mon plafond.
Un claquement. En face, à quelques dizaines de mètres, sur une autre terrasse, une silhouette à la tignasse frisée sort prendre l’air. Jean noir, botte, blouson en jean avec dans le dos un logo brodé. Malgré la distance et ma vue médiocre, je reconnais la forme. Mon adolescence résumée en quelques lignes brisées. Metallica. Elle lève le bras en un salut timide et je devine une esquisse de sourire.
Un simple échange de sourire par-delà le vide entre nos immeubles, le mien, petit bâtiment au fond d’une petite impasse, le sien, haut et grand qui domine, dans une rue perpendiculaire. Le son porte. Le laïus alarmant de l’entrepreneur doit lui parvenir, incompréhensible charabia. Elle allume une clope. Je crois que c’est une fille. Une métaleuse. Il ne me semble pas l’avoir déjà vu sur cette terrasse aussi nue de les branches des érables, qui ne dispose d’aucun mobilier, pas une plante, juste du béton maculé de trainées grisâtres et avec une séparation en verre dépoli de crasse. Pas de vie. Pas de discussion animées. Du béton, un sourire et ce salut. Une chevelure permanentée et des vêtements d’un autre siècle.
Un souvenir.
Un bus, une île et une autre chevelure frisée, un autre blouson orné d’écusson à l’effigie d’un groupe de métal. Une faction de seconde pour saisir appartenance à une même tribu.
J’ai quatorze ou quinze ans. Je subis les joies du voyage organisée par le CE de mon père lors d’un circuit en Irlande qui me confirmera deux choses dont je me doutais. Je voue un amour aux iles aussi grand que ma haine à tous les trucs en groupes « organisés ». J’ai ma chambre, séparée de mes parents et les activités obligatoires avec les autres sont limitées. C’est déjà trop. Trop de contacts superficiels, trop de planning, de mondanité. Les moments enfermés dans le bus, sur ces routes bousillées de l’Irlande, deviennent des bulles de tranquillité, alors que je suis totalement défoncée par la Nautamine.
Au fond du bus déserté, nous sommes deux, installés stratégiquement le plus loin possible de la guide. Son micro ne porte pas jusque-là. Il y a moi. Le médoc atténue les nausées, mais je suis aussi réactive que les pierres sèches amassées sur le bord de la route qui délimite des pâtures. Et puis, il y a le garçon. Il doit avoir dix-sept ou dix-huit ans. Un visage au trait grossier, marqué par les remodelages ingrats de l’adolescence, qu’il tente de dissimuler sous ses boucles denses retenues par le casque de son walkman avec les écouteurs à la mousse orange. Il se tient la tête toujours légèrement baissée. Et surtout, il y a son blouson. Cette affirmation. De la musique cousue, violente imprécision du fil sur la toile rêche. Revendication ferme.
A l’époque, j’écoute le rock et la pop qui passe à la radio, surtout Nrj. Le top 50 à la TV. Ma culture musicale se limite à ce qui passe. Je sais juste que je déteste Joe Dassin, l’opéra et le Rap. Même si j’apprécie MC Solar. J’ai une radio avec double cassette qui me permet de faire des copies et surtout des mix-tapes de ce que je chope à la volée sur les ondes. J’écoute les grésillements qui s’échappent par le casque du garçon. Moi aussi, j’ai mon walkman sur mes oreilles. Peut-être du Dire Strait ou du Phil Colins. Ou même du Billy Idol. Je ne sais plus. Les sons de cet autre casque m’attirent irrésistiblement. Ils accompagnent les cahots du bus, la buée sur la vitre, les moutons sur la lande. La solitude implacable des quinze ans. Pas raccord.
Je n’ose pas lui parler. J’écoute, fascinée, ces fragments hachés d’une musique que je sais faite pour moi, même si je n’ose l’écouter. C’est instinctif.
À la fin du voyage, sans que je me souvienne bien comment, il m’a prêté son casque. On a échangé nos musiques. L’expression balbutiante d’une possibilité.
Sur l’autre terrasse, la fille termine sa clope et rentre.
Il ne me reste que le souvenir de son geste et l’image persistante d’un logo accroché sur un dos avec la coulée de boucles sauvages. Le couvreur continue de déblatérer et son intention est claire : il ne veut pas s’occuper de ce chantier. Trop de problèmes potentiels. Je puise dans mes ressources, parce qu’à quarante ans bien tapé, certaines interactions humaines me sont toujours aussi pénibles et couteuses. Je pense à ce signe de la main et à la chanson de Goldman. Je pense aux révolutions silencieuses et à celles fracassantes. Je pense à la pluie au plafond.
L’important, c’est pas le zinc, mais l’île, la brume et les moutons.