Je suis une idéaliste. Je le sais. Je me connais un peu, quand même. Pourtant, je me fais encore avoir. Et quand je me prends la réalité en pleine face, ça fait mal. Je suis une idéaliste jusqu'au trognon. Je suis aussi dotée d'un filtre sélectif : je tends à ne percevoir que le meilleur des personnes, quitte à occulter les indices d'une personnalité contrastée voire franchement sombre.
Ranger ses lunettes roses
Certains ont tendance à s’encombrer de préjugés. Il est difficile d'être neutre et bienveillant lors d'une première rencontre. Difficile d'être totalement à l'écoute et de l'autre tout en écoutant aussi son instinct. Car parfois, la petite voix timide qui essaye de se faire entendre et qu'on résume sous le terme de «première impression » est juste. Clairvoyante. Avec les années, j'ai appris à tendre l'oreille. Je me fais moins avoir. L'intuition a le mérite de rendre plus transparentes mes lunettes spéciales pour ne voir que les belles choses. J'accepte alors de voir aussi le gris, et même la noirceur et la perversion.
J'ai aussi appris à moins me projeter sur autrui.
En plus de mon indécrottable idéalisme, je suis sensible. Hypersensible, peut-être. Non seulement ma vision sélective tend à se limiter au positif mais en plus, je suis aussi capable de voir ce qui n'existe pas. Balèze hein ?! Intelligence, sensibilité, bonté d'âme, complexité... Le résultat est une distorsion plus ou moins forte d'autrui. Bref, un crétin imbécile égoïste devient un demi-dieu. OK. J'exagère. Je ne suis pas aveugle à ce point... Surtout que je travaille dur pour ouvrir les yeux sur le monde et les humains en abandonnant l'usage de mes super lunettes déformantes.
J'apprends : 1) à être plus réceptive de la réalité 2) à mettre mon « moi » tourmenté de côté et à ne pas (trop) projeter mes attentes, mes espoirs et mes rêves dans l'individu que je viens de rencontrer.
Le bilan est que je me fais moins avoir, que j'arrive mieux à m'exprimer, surtout je place mieux les limites de l'acceptable et j'apprends à dire non.
Sur le chemin de la lucidité
Le hic, c'est qu'avec ceux que je connais depuis longtemps, et surtout avec mes géniteurs, il est difficile et douloureux de se débarrasser de ses lunettes magiques. C'est comme si elles étaient devenues des prothèses bioniques, qu'elles font partie de moi.
L'été 2012 j'ai eu une expérience assez triste avec mon père.
Depuis je contemple cet étranger avec un regard nouveau, blessé et plein de regrets sur l'être qu'il n'a été que dans mon regard d'enfant. Du regret encore pollué par des résidus de colère.
Je contemple la relation bizarre qui unit une enfant unique à ses géniteurs, tentant de comprendre ce que je suis. Ce que je deviens. Je tente de démêler ce qui, du vécu et de l'inné, me façonne, me construit.
J'ai souvent envie de tout jeter par la fenêtre (un risque limité quand on vit au rez-de-chaussée), tout bazarder pour recommencer à zéro, une personnalité neuve, sans les névroses parentales transmises, sans les incertitudes, les angoisses, la culpabilité. Sans les failles de la vie, sans les cassures dues à mes erreurs de jugement, mes ratés et mes échecs.
Je vois se profiler dans un futur proche l'arrivée de la quarantaine. Je n'ai pas besoin d'anticiper la crise, je crois que c'est un état cyclique chez moi depuis mon adolescence.
J'ai l'habitude, je vis avec.
Une alternative à la réalité ?
Contre la réalité, inamovible, immuable, concrète, les idéaux se fracassent dans un silence assourdissant et une solitude aussi vaste que l'océan.
Il n'y a pas d'espoir.
On peut rester dans le déni, refuser très fort, fermer les yeux, se les crever, ou porter des lunettes magiques en permanence. En final, c'est la réalité qui gagne. Toujours. À moins d'être totalement déconnecté, parti dans son monde intérieur sans plus aucun lien avec celui d'autrui, la réalité finit toujours par nous rattraper.
Ça fait mal.
Je suis du genre à enlever le sparadrap d'un coup. Je préfère me confronter. Une bonne gamelle et ça repart. Sauf que parfois les idéaux ne se laissent pas faire, n'abandonnent pas la lutte. L'âme est complexe surtout quand elle est meurtrie. Même si je ne veux plus porter les lunettes magiques, même si je veux me débarrasser de mes yeux bioniques menteurs, parfois, ces objets semblent avoir une vie propre. Sans crier gare, ils reviennent, s'imposent et de nouveau brouillent tout. La lutte est longue. Mais je m'accroche. Je sais qu'à la fin, c'est la réalité qui gagne.
Alors autant faire avec.
Lucidité ne signifie pas céder face au sirènes du cynisme ou pire, devenir un être blasé. Être lucide n’empêche pas de enthousiasmer, d'aimer, d'être curieux ou surpris. Être lucide permet de se protéger, de prendre les devant ou mieux d'éviter une personne où une situation que l'on diagnostique comme toxique. Être lucide signifie que je mets mon énergie et ma motivation là où elles ne sont pas perdues, pas stériles.
Si mes idéaux ne sont pas de taille à survivre face aux tanks rouleaux compresseurs de la réalité, dans mes mondes, dans mes écrits, ils règnent en maître. Ils créent une autre réalité, une alternative où les lunettes magiques n'ont plus d'utilité puisque les yeux eux-même sont magiques. Une réalité qui me plait.
Être lucide signifie choisir ses combats et certainement pas abandonner ses idéaux ; eux-aussi doivent être protégés et cultivés. Comme des graines, mes idéaux ont les mots comme terreaux, les photos pour être abreuvée d'images. Ils grandissent, se fortifient et donnent de jolis nénuphars dans mon étang. Si vous êtes gentils, je peux même venir en planter un chez-vous...