31 janvier 2013

La peinture de Claire Basler : la nature apprivoisée !


Claire Basler est une magicienne de la peinture, une fée qui fige le mystère et la sérénité de la flore sur la toile et le papier, sans perdre la fugacité de la vie et la beauté à couper le souffle d'une nature sauvage. J'ai eu la chance de voir « en vrai » ses tableaux, et je suis toujours imprégnée d'une émotion intense.


Le plein de Nature au cœur de Paris

Dimanche, j'ai été à l'espace Commines (Paris) avec une amie qui souhaitait me faire découvrir les travaux de Claire Basler (Merci Sylvie !!!). Depuis le temps qu'elle me montre des reproductions, j'étais curieuse de voir les œuvres. Comme souvent, la peinture à l'huile supporte mal la photo et rien ne vaut la l'émotion qui se dégage quand on contemple le tableau original.

Déjà, le lieu se prêtait parfaitement à l'exposition, aéré, avec un plafond très haut, une magnifique mezzanine. Claire Basler alterne les formats de la taille d'un A4 à des immenses toiles. La scénographie originale mettait parfaitement en avant le caractère végétal et graphique de son travail.
Immédiatement, j'ai ressentis quelque chose de très fort, à la fois serein et en même temps très violent, comme face à l'océan.


La pièce que j'ai préférée, une forêt printanière et joyeuse !

Je me suis sentie littéralement happée par ses paysages.
Devant ses tableaux d'étangs et ses mangroves, j'ai entendu le bruissement des feuilles sous le vent, l'eau qui glisse entre les racines. Le clapotis soudain d'un poisson ou d'un batracien.
Devant ses forêts, l'odeur de l'humus et la fraîcheurs des fleurs de sous bois vint chatouiller mes narines.

Il y a une magie, la force de la Nature qui s'échappe de ses toiles. Ses fleurs semblent ondulées, les tiges gorgées de sève s'inclinent doucement sous le poids des têtes lourdes des pivoines, ou alors, au contraire, fière et légère, se dressent vers le ciel sous une corole de pétales fins.



Le savoir-faire et l'émotion

Claire Basler n'est pas une novice.
Pour manier la peinture à l'huile avec tant de légèreté il faut une technique irréprochable. D'ailleurs, j'ai été particulièrement fascinée par ses compositions très équilibrées. Ses constructions sont précises, minutieuses et absorbent totalement le spectateur. Souvent, elle poste comme un voile, une brume légère et donne ainsi une aspect impressionniste tout en restant résolument dans le figuratif. La lumière est douce, tamisée, presque irréelle.

Outre les paysages, elle peint aussi des fleurs sur des fonds dorés ou argentés, préparés avec des carré juxtaposés et un peu inclinés, comme une dorure à la feuille d'or. Le rendu, miraculeusement, n'est ni kitsch ni cliquant. Au contraire, j'y retrouve toute la délicatesse de la peinture chinoise ou japonaise. D'ailleurs, Claire Basler peint aussi sur des grands paravents.

Détail

Détail
Détail
Détail

En voyant ses tableaux, je pense aux jardins japonais dont l'apparence de désordre est en réalité préparée et scénarisée avec une minutie extrême. On a l'impression d'une nature sauvage indomptable, pourtant, elle est totalement artificielle.

Cette artiste arrive à une harmonie entre la reproduction du réelle et une spontanéité fraiche. En aucun cas ses toiles ont le charme suranné des composition florale anglaise à la Laura Ashley. On sent la maîtrise sans qu'elle devienne un carcan. On sent la technique sans qu'elle devienne systématique et stérile. Malgré son travail en série, il n'y a pas de répétition mécanique.
Chaque tableau, chaque dessin a une âme intacte. Pure.

Une partie plus traditionnelle de son travail


L'art de Claire Basler est vivant.
D'ailleurs, elle réalise aussi des fresque, ainsi, elle fait entrer l'art dans des lieux d'habitation qu'elle transforme en jardin et forêt merveilleuse. Un art quotidien, accessible, à condition d'avoir les moyens financiers. Je crois que ce qu'il m'a le plus séduit, outre la force et la tranquillité de cette nature sublimée, c'est qu'on sent le regard de la peintre, authentique et humble

Je n'ai qu'un regret : ne pas avoir laissé de mot sur le livre d'Or et surtout, ne pas avoir oser lui parlé. Beaucoup des personnes présentes étaient des acheteurs et je ne voulais pas l'embêter. À sa prochaine exposition, j'irai lui dire tout le bien et la joie que ses tableaux me donnent !

En attendant, il me reste à faire un tour à sa galerie à Paris (22 rue des Quatre Fils, 75003, du mardi au samedi du 11h à 19h)


Le site de Claire Basler : http://clairebasler.com

23 janvier 2013

La BD "Dans la forêt" : la lumière des profondeurs

Il existe un manoir à l'orée d'un bois profond où réside une petite fille aussi jolie qu'une poupée. À l'abris dans ce domaine calme, elle contemple par la fenêtre l'étrangeté du monde sauvage, juste à portée. Et si, un jour, par un stratagème grossier, les êtres de la forêt réussissaient à la faire échapper à la surveillance de sa mère...

Une Alice aux pays des monstres presque gentils


Dans la forêt est un projet de longue haleine dont j'attends la sortie en librairie depuis des mois ! J'ai suivi avec curiosité sa conception sur le blog de l'auteur, Lionel Richerand. Époustouflée par ses dessins, je ne savais pas que son histoire allait tant me remuer. Voici un conte, un vrai, dans l'esprit de ceux des frères Grimm, du roman d'Angela Carter La Compagnie des Loups ou de l'oeuvre cinématographique de Guillermo Del Toro. Encore une belle preuve de l'originalité et de la qualité des bouquins qui sortent dans la collection Métamorphose.


Le récit s'ouvre sur l'arrivée d'un nouveau régisseur pour un domaine aristocratique, dans une ambiance victorienne. On y rencontre les différents personnages avec une présentation classique et précise. Rapidement, l'attention se focalise sur Anna, le stéréotype de l'héroïne sage et douce. Mais quand une nuit, des crapauds lui piquent sa poupée fétiche, Rose, et l'amènent en forêt, Anna prend son courage à deux mains et s'enfonce dans le sous-bois. Elle y trouve la tête de Rose mais son corps a disparu, et surtout, Anna est attendue par un comité d'accueil de batraciens forts démonstratifs. Le kidnapping du jouet n'était qu'un prétexte pour attirer l'enfant dans la forêt...

Une quête initiatique débute alors.
Anna va y découvrir les secrets du lieu mais aussi les secrets de sa naissance. La première transgression - sortir du cocon douillet de son foyer - la plonge dans un monde différent, étrange et de plus en plus inquiètant.
La réalité glisse d'un quotidien connu et maîtrisé à une aventure où des forces surnaturelles entre en jeux et semblent manipuler la fillette. Cette dernière pourtant s'accroche à son objectif : retrouver le corps de Rose et rentrer à la maison. Mais en chemin, elle change, évolue et surtout passe d'un état de poupée vivante, enfantine, à celui d'une jeune fille où l'on décrypte les prémices de la puberté et d'une féminité sauvage.


Plongé en apnée sous la canopée nocturne


Dans la forêt est un ouvrage dense : avec 72 pages de récit en bande-dessinée et une trentaine de pages de bestiaires illustrées. La partie BD débute avec de façon très traditionnelle mais qui s'adapte au récit pour laisser des pleines pages d'illustration et des découpages plus fantaisistes. Un travail qui me rappelle celui de François Amoretti. D'ailleurs, on retrouve aussi le même type de mise en couleur avec une études des gammes très poussées et du ton sur ton subtil qui n'écrase jamais le trait, fin et proche de la gravure.

La version N&B montre le travail impressionnant de l'auteur !

Sur le plan technique, cette BD est d'une virtuosité sans paillette. Le style graphique de l'auteur n'est pas dans l'esbroufe mais dans la finesse et la précision, tout en gardant une narration claire. Si chaque case est construite avec minutie et un soucis du détail souvent avec une pointe humoristique, Lionel n'effectue pas un remplissage obsessionnel. Il garde les fioritures pour les bords, encadre son action avec moultes décors proches des enluminures sans jamais brouiller le centre. La lisibilité prime toujours.
Les textes sont aussi de très bonne facture avec d'un langage soutenu au départ pour nous plonger dans l'ambiance victorienne romantique. Ils s'amenuisent à mesure que le récit progresse vers le merveilleux. Le rythme ne faiblit jamais et les explications de la fin évitent les bavardages stériles.
Le glissement dans l'ambiance de plus en plus sombre et charnelle est mené d'une main de maitre, tant par l'image que les mots.



Des richesses insoupçonnées


Attention, ce paragraphe dévoile une partie de l'intrigue. Si vous aimez lire une BD sans rien connaître de son déroulement, je vous conseille de vous arrêter ici !


Dans la forêt est un conte qui intègre des références multiples. En vrac, on trouve une image de la nature animiste digne de l'oeuvre de Miyazaki, il y a d'ailleurs des kodama (sylvains) perchés dans les arbres. Une pointe de mythologique celtique, avec les cerfs et le Dieu cornu, et puis, des références judéo-chrétiennes avec une Lilith sorcière et mère nourricière de cette forêt habitée et vivante. Pour la fin du livre, le carnet de croquis est un clin d'oeil aux naturalistes botanistes, à la fois scientifiques et artistes, capable de saisir avec leur crayon la poésie du vivant.

L'érudition de l'auteur n'écrase pas son histoire, elle se glisse en clin d'oeil drôle et piquant. On sent la masse de travail colossal que ce projet a représenté et pourtant, tout est fluide, cohérent. Lionel a pris le temps d'assimiler les références pour se les approprier et les fusionner avec son univers, très personnel.

Il représente la nature très organique, charnelle même. Champignons, humus se mêlent pour brouiller la frontière entre végétale et animale. Tout devient une masse liée, symbiotique, avec comme maîtresse des lieux, la Grande Boueuse. Une figure féminine quasi archétypale, sauvage et libre, insoumise.
Un autre élément original est le détournement de stéréotype du conte : le loup présenté au départ comme un prédateur et même comme le méchant de l'histoire, puisqu'il a volé la poupée, se révèle être une louve, protectrice et nourricière.

D'ailleurs, les femmes sont au cœur de ce récit, dont la dimension très sexualisée qui apparaît en filigrane m'a totalement fascinée. La féminité est présente sous ses trois âges : on trouve la fillette innocente, la mère séduisante et la vieille femme décharnée. Anna est peu à peu happée dans le monde des adultes où chacun veut se l'approprier : d'un baiser quémandé par des crapauds joyeux, elle devient la poupée vivante, objet du désir d'un enfant sauvage, puis enfin, l'héritière porteuse de tous les espoirs de renouveau.
Avec beaucoup de franchise « Dans la forêt » propose une conception saine de la sexualité, dégagée des oripeaux et des carcans culturels qui en font un acte culpabilisant et sale. Nous échappons aussi à une morale fataliste par l'introduction rusée de l'importance du choix et surtout en libérant Anna de sa gangue de passivité.

Trop balèzes les crapauds !!!

Si le conte ne présente pas de "méchant", évitant avec brio un manichéisme basique, mon seul bémol est la représentation de l'élément masculin. Entre un régisseur libidineux et machiavélique, une image paternelle salie, la seule figure positive est un jeune garçon animal, gentil et simplet.
C'est mon seul regret car, vous l'avez certainement compris, cette lecture m'a non seulement plu mais elle a aussi activé mes p'tits méninges de grenouille. Tout dans cette histoire nous fait passer de la normalité facile, de l'immédiat édulcoré à une complexité profonde, où vie et mort s'imbriquent, où les petites filles sont aussi des femmes en devenir avec des ovaires et une sexualité prête à éclore.
Les contes sont avant tout des récits initiatiques, des adjuvants pour la vie et surtout le long chemin vers la maturité.

Lionel Richerand nous livre une histoire à la fois belle, tendre et touchante. Il choisit l'humour qui allègent le récit. Il choisit l'ironie de la nature, plutôt que de la cruauté. Bref, courrez chez votre libraire !

Le blog de l'auteur :
http://richerand-yoyo.blogspot.fr/

Une interview à écouter de Lionel Richerand
http://expressbd.fr/2013/01/18/lionel-richerand-auteur-de-dans-la-foret/

18 janvier 2013

Les résolutions d'une grenouille pour 2013 !



Le début d'une nouvelle année est le moment idéal pour faire un peu de ménage au sens propre comme au figuré. Se fixer des objectifs est un coup de boost au moral, à condition qu'ils soient atteignables, sinon on obtient l'effet inverse. On est découragé avant même d'avoir commencé, c'est couillon !

Alors, ma résolution pour 2013 est simple : Finir les projets encore dans les tuyaux, ceux qui sont bien avancés où ceux qui me font plaisir. Son corollaire : abandonner les trucs que je traîne et qui me pèsent !!! J'avais commencé l'année dernière à combattre efficacement la procrastination, cette année, c'est la mise à mort !

Concrètement, j'ai terminé ma fanfic sur Sherlock, et mes projets photos Japonisme et Abécédaire.



Pour cette année je veux :
- commencer un nouveau projet photo, plus personnel, alliant texte et image. J'ai envie de rester dans le mouvement du travail amorcé par le projet Japonisme mais avec une dimension plus spirituelle et plus abstraite. C'est confus, mais ça se précise ^__^ .

- terminer le conte fantastique Kamikakushi qui parle du Japon et de ma tristesse après le 11/03. Achever ce texte signifie aussi mettre fin à ma période de deuil sur ce Japon qui n'existe plus. J'ai besoin de me tourner vers la vie

- continuer et même finir (dans mes rêves les plus fous) mon roman Écharpe d'Iris, débloqué grâce à l'effet du Nanowrimo, le concours d'écriture de novembre dernier.

- être plus régulière sur mon blog et continuer d'écrire des articles ! J'ai envie de partager non seulement mes découverts de bouquins, BD... mais aussi mes réflexions, mes doutes et mes accès de colères.



J'ai décidé d'abandonner l'organisation du défi lecture Image du Japon. Je ne suis une quiche pour ce genre d’exercice et il est temps de reconnaître mon incompétence crasse dans ce domaine. Je vais donc me contenter de participer à des challenges chez les autres :)
Je ferai quand même un dernier message de récap, histoire de remercier les joyeux participants motivés

Sur le plan purement perso, j'ai aussi pris juste trois résolutions  :
- m'occuper plus de ma santé. Je suis du genre à laisser traîner des mois avant de prendre un rendez-vous de routine avec un toubib ou toute personne du corps médical.
- me trouver un chouette salon de thé dans mon quartier pour écrire en dehors de la maison.
- et consacrer du temps à l'association Kibô-promesse !

Et vous, quelles sont vos résolutions pour cette nouvelle année ?


17 janvier 2013

Z comme zébré, et c'est la fin de l'alphabet !

Zébré, d'après le wikitionnaire : adjectif. Qui est marqué de raies semblables à celles du zèbre.

Étrangement, ce mot m'évoque plus le touché que la vue. Une sensation sous la paume de la main. Des stries, des rayures gravées dans une surface, encastrées, qui modèlent et donnent une originalité, une individualité.
Je pense à la rugosité de l’écorce, vivante et belle.





J'achève ce projet comme il a commencé, en vous montrant encore une fois des arbres, sans préméditation.



Pour la seconde année consécutive, je clos des projets photo sur un rythme plus ou moins hebdomadaire. En 2013, j'ai envie de quelque chose d'un peu différent, plus personnel et avec plus de sens.

Si mes tâtonnements au pays des images vous intéressent, vous aurez des nouvelles prochainement !

15 janvier 2013

Y comme yin

Yin, d'après le Wikitionnaire : nom masculin. Une des deux forces de la réalité dans la philosophie chinoise, associée à l’ombre, à la passivité et à la lune.

Perçu souvent par les occidentaux comme la force négative, le yin n'est ni le mal ni la noirceur destructrice.



 Le yin est le nuage qui occulte le soleil, le yin est le versant nord d'une vallée profonde, le yin est l'ombre propre de la vague qui déferle sur les rochers.




Le yin est la lune.

Il n'émet pas de lumière mais reflète celle des autres et peut nous guider sur les chemins nocturnes. Quand le soleil se couche et que les ombres s'étirent sur la ville, il grandit, grippe sur les façades et nous enveloppe.



Et, dans un parc, quand sa présence recouvre le paysage de sa ténébreuse magie, on sent, intangible, l’inertie du monde, qui nous entraîne dans sa course.


12 janvier 2013

Japonisme : 閉じ込められる - tojikomerareru - confiné. Panique sur le Rainbow Bridge !



Pour le dernier thème du projet japonisme, je vais vous raconter une petite anecdote dont je ne suis pas très fière. Le mot est 閉じ込められる, tojikomerareru, confiné.

Parfois, à la tombée de la nuit, j'oublie des éléments cruciaux de ma vie.

Ce soir là, à Tôkyô, la fatigue de la journée s'évapore quand la magie nocturne baigne la baie de couleurs si vives qu'elles semblent irréelles. J'ai passé des heures sur la presqu’île d'Odaiba. Il est temps de rentrer.
Le majestueux Rainbow Bridge qui enjambe la baie est là, sa courbe gracieuse qui s'allonge sur presque 800 mètres. J'ai envie de marcher. Envie de continuer à admirer le spectacle des bateaux, des néons et de leurs reflets joueurs. Alors, j'opte pour une des voies piétonnes qui permet la traversée. Je m'engage sur celle du nord
Durant mon séjour à Tôkyô, je marche beaucoup. Plusieurs heures par jours. Plusieurs kilomètres. La longueur n'est rien. Je me laisse guider par la pente douce, tranquille, détendue. Et puis, progressivement, je me souviens. C'est con.
J'ai le vertige.






Le pont est haut, avec plusieurs étages de circulation. Le pont est souple, en métal. Les chocs des camions et des trains font vibrer la structure. Le pont est grillagé. La voix piétonne est une prison, suspendue dans le vide, suspendue dans un océan de nuit et de bruit.
La nausée monte. Dans une demi-heure, l'accès sera fermé pour la nuit.
Personne.
Je croise juste un employé de ménage.
Enfermée. Confinée, le vide juste à portée.
Dans mon ventre, la nausée, jusqu'à la gorge. Dans ma poitrine, la panique et le martèlement excité de mon cœur. Mon cœur au bord des lèvres, palpitant à en crever. La transpiration qui coule le long de la colonne vertébrale, entre mes fesses. Les aisselles poisseuses. Et le bruit, le bruit et l'odeur des véhicules, sans discontinuer.
Je voudrais m'arrêter.





M’asseoir, me recroqueviller. Attendre. Par ma seule volonté, me transporter ailleurs. Au calme. Sur la terre. Au sol. Ferme, stable, rassurant.
J'ai chaud. Je suis glacée.
Tout commence à dérailler.

Un goût de bile dans la bouche. Le sang qui bat dans les oreilles, tellement fort, jusqu'à assourdir l'agression des moteurs, le grincement du métal, les cris du vent. Le monde vacille. Devient trop bleu. Puis gris. Tout gris.
Tenir.
Tenir sur ces putains de 800 mètres. Tenir parce que je suis seule ici. Tenir parce qu'il faut être d'une débilité sans borne pour OUBLIER qu'on a le vertige. Tenir parce que céder à la panique ne servira à rien.
Personne pour m'aider.
Et puis, c'est mon corps. Je suis maître à bord. Ou presque. Au moins jusqu'à l'arrivée. Après, après, je pourrais péter un câble, vomir sur mes chaussures, pleurer de peur et de rage.
Plus tard. Je pourrais être ridicule, me plaindre, abandonner toute retenue. Craquer.

Enfin, la traversée s'achève.
La route se termine par une grille. Pour sortir, il faut descendre dans la gigantesque pile du pont. S'enfoncer dans les entrailles de la construction. Toujours des vibrations. Le vrombissement de la clim qui brasse un air vicié. Une lumière malade de néon fatigué ; et pas d'indication. Descendre, s'enfoncer, sans savoir se situer. Tourner. Tourner et perdre le peu de repères qu'il me rester dehors. Avec le vent, l'eau de la baie.
Au vertige s'ajoute le tournis. Je me retrouve sans une salle immense, plongée dans la pénombre, juste quelques loupiotes de sécurité verdâtres. Sortie de secours.
J'ai besoin de secours. Mais je suis seule. Seule et totalement responsable de cette situation. J'en rirai après. Là, j'ai les yeux qui piquent.
Un mur de verre. La vue sur la baie. Un mur de vide, un mur aimanté et je tombe à genoux. Le monde tourne ; sans haut ni bas, juste une aspiration. Je ne peux plus lutter. Pourtant, se relever, en final soulagée d'être seule, sans témoin.

Je ferme les yeux, tente d'oublier là où je suis, respire à fond. Un autre escalier. Descendre encore, sans repère, juste un objectif en tête : sortir. Retrouver la terre ferme. Et promis, promis, plus jamais je n'oublierai que j'ai le vertige et que visiblement, la volonté ne suffit pas à le soigner. Je me sens au bord d'un abysse grouillant et absurde, ma confiance et mon estime descendent à mesure que je m'enfonce, le cœur affolé, la sueur qui ruisselle, dans cette autre pile de pont, avec cet escalier qui ne termine jamais, sans indication d'étage, juste avec des plans d’évacuation... tout en japonais.
Enfin, une porte.
De l'air frais.
Libération !
Libération ?
Non...

Devant moi, 800 m de pont. J'ai traversé et ce n'est pas la sortie. C'est la route du sud. 800 m à côtoyer le vide de nouveau, un océan d'angoisse. 800 m de cauchemar éveillé avec un corps qui trahit et refuse de fonctionner. Et le cerveau qui menace de céder. De toute part, la panique submerge. Devant moi, dans la nuit, une silhouette qui s'éloigne. Un humain.
Je pique un sprint, et j'accoste un salary-man tout surpris. Je lui explique, avec précipitation, dans un japonais plus qu'approximatif, que ça ne va pas du tout. Qu'il faut que je sorte. Que j'ai le vertige. Que je ne trouve pas la sortie...
Enfin, enfin, quelques minutes plus tard, la terre, la vraie, certes sous le bitume, mais quand même la vraie terre est sous mes pieds. Le corps raidi par la peur, le ventre tordu de spasme, je m'incline profondément pour remercier mon sauveur.

Plus jamais je n'oublierai.
J'ai le vertige. Une touche de claustrophobie.
Le combo hauteur et confiné est à éviter.
Vraiment.

Une autre ambiance confinée qui tend à m’angoisser : les parking sous-terrain. Heureusement, avec eux je n'ai jamais eu de mésaventure...

9 janvier 2013

Protection, épilogue ! La fin de la fanfic sur Sherlock BBC


Liste des chapitres : 01 - 02 - 03 - 04 - 05 - 06 - 07&08 - 09 - 10&11 - 12 - 13&14 - 15 - 16 - 17 - 18&19 - 20 - 21 - 22&23 - 24 - bonus - épilogue

Cette fois-ci, c'est bien terminé !
Voici la fin d'un travail d'écriture qui m'aura occupé plusieurs semaines. J'ai pris énormément de plaisir à m'immerger dans l'univers de la série Sherlock, à apprivoiser John, à arpenter les rues d'un Londres fantasmé, regarder encore et encore la série de la BBC pour connaitre les décors et les sentir prendre tangible sous mes doigts.

J'attends, avec tant d'autres fans, la troisième saison avec beaucoup d'impatience. Merci d'avoir suivie cette histoire jusqu'à son terme !

Cet épilogue a été inspiré par une vidéo sur la chanson "The scientist" de Coldplay, que je trouve merveilleusement à propos.





Épilogue


Rien ne vaut la routine. La tranquillité du foyer. Installé dans mon fauteuil, je lis le journal. Le mug de thé fumant à portée de main. Un réconfort à ce mois de novembre froid et pluvieux. Un milieu de matinée tranquille, sans cadavre ni échantillon. Sherlock squatte (encore) mon ordinateur. Je ne comprends pas.
Pourtant, sa machine toute flambant neuve l'attend sur la table basse. À priori, la mienne exerce une attraction bien plus forte. J'ai bien tenté d'utiliser la sienne, mais son système d'exploitation alternatif me déroute. J'ai lâché l'affaire. Je suis loin d'être un handicapé de l'ère numérique, mais de là à me retrouver sur une interface dépouillée, sans icône ni barre des tâches....

De toute façon, je n'ai rien à raconter sur mon blog aujourd'hui. Et je préfère lire la presse sur papier plutôt que sur écran. Le bruit de la feuille qui craque, l'odeur de l'encre. Je parcours la une du Times. C'est rarement là que je trouve de quoi lui mettre sous la dent avide du génial détective consultant. Et si je ne lui trouve pas rapidement un truc pour occuper sa cervelle emballée, il va devenir pénible... Déjà hier soir, il a fait assez de raffut pour que Mrs Hudson me fasse une réflexion – polie et gentille certes mais une remarque quand même – au réveil.
J'entoure un article qui attire mon attention.
— Tu as entendu parlé du double meurtre des femmes de chambres ? Sherlock ?
L'absence de réponse de sa part est une habitude. Je lève les yeux. Il a un casque audio sur les oreilles. Un gros. On dirait un de ces casques qu'ont les DJ.
— Sherlock ?!
Immobile, une parfaite statue. Il est assis dans une position incongrue, presque en boule, avec les jambes repliées, les talons sur le siège de la chaise. Son menton sur les genoux. Il écoute.
Je me lève, pose le journal.

Aucun des mouvements n'attire son attention. Je regarde donc l'écran. Un navigateur internet est ouvert. Je lui tapote l'épaule, soucieux de ne pas le surprendre ni de lire par dessous son épaule. Sherlock a un problème avec la notion d'intimité, j'espère bien l'éduquer en lui montrant l'exemple.
— Hein ?
— Qu'est ce que tu écoutes ?
Ça m'a l'air d'être plus passionnant que mon histoire de caméristes trucidées...
— Coldplay. C'est un groupe de rock, britannique.
— Oui, je sais. Et tu t'es soudain découvert un intérêt pour leur musique ?
— Non. Molly m'a dit un jour qu'une de leur chanson, The scientist, lui faisait penser à moi.
— Tu l'as donc trouvé sur le net et tu as décidé de l'écouter en boucle ? C'est ce que tu fais depuis deux heures ?!
Là, j'avoue je suis totalement incrédule. Sherlock retire la prise jack et le son se déverse soudain dans le salon. Malgré la piètre qualité des enceintes, je reconnais le morceau. Je crois l'avoir entendu dans un film, ou peut-être à la radio. S'il l'écoute avec autant d'attention, c'est que les paroles de Molly ont fait mouche. Je doute fort qu'il me les rapporte avec justesse. Je tends l'oreille, espérant saisir dans le texte un peu du mystère...
— C'est triste comme morceau...
Sherlock se targue d'être capable de se dissocier des sentiments, d'être capable de contrôler ses émotions. Je ne suis pas un champion de l'empathie mais lui tente désespérément de ne rien ressentir. Son apparence est impeccable. Lisse, froide. Totalement impossible à escalader. Mais je connais sa face Nord...

Il a les yeux brillants, les lèvres entre-ouvertes, comme s'il était à l'orée d'une révélation. Il remet le morceau au début. Encore une fois. Pourtant, les paroles sont claires non ? Une histoire d'amour qui capote, et un des amants qui voudrait rembobiner. Revenir au début de l'histoire. Un amant qui n'écoute pas son cœur, un scientifique... Et la mort s'invite. Peut-être que ce n'est pas un amant, jusque une personne qui en aime une autre et qui l'a perdue.
Définitivement.
Ouch.
Ok. Molly est plus subtile d'habitude. Aux vues des interrogations qui dansent dans les pupilles dilatées d'excitation de Sherlock, la subtilité n'était pas nécessaire. Il n'a pas saisi le sens... Moi, j'ai compris. Une émotion m'étreint le cœur, un pâle écho du choc et de l'abandon que j'ai ressenti, quand j'ai cru l'avoir perdu en cette journée de juin.
Ma thérapeute me rabâchait sans cesse que j'avais une incapacité à accorder ma confiance, à exprimer mes émotions. Que ma relation avec Sherlock était un leurre, un confort facile avec une personne encore plus anesthésiée que moi. Qu'il fallait que je m'ouvre, que je parle, mette des mots. Des conneries. Un monceau de conneries.
Pas besoin de savoir ce qu'on ressent si on le ressent. Pas besoin de le dire pour le communiquer. Agir fonctionne bien, mieux même pour moi, et pour lui aussi.
Molly a vu juste. Toujours aussi fine.

Je me penche vers l'écran pour lire les paroles. Je laisse mes mains se poser naturellement sur ses épaules osseuses. Je sens les muscles sous le tissu mince de la chemise. Il ne fait pas très chaud dans l'appartement. Il a probablement froid, sans s'en rendre compte. Comme pour les repas, qu'il saute allègrement. Je suis obligé de vérifier qu'il ne se néglige pas.
Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien quand je le touche. Imperceptiblement, il décale sa tête vers la mienne jusqu'à ce que nos joues s'effleurent.
— Et c'est cette chanson qui t'obnubile ?
— Je ne comprends pas le titre, et les références cartésiennes...
— C'est de la poésie Sherlock. Ce n'est pas fait pour être compris littéralement, mais pour faire ressentir des émotions...
— …
Je laisse mes mains glisser sur son torse et l'attire contre moi.
— Ce n'est pas avec la tête qu'on comprend ce genre de texte.
Je dépose un baiser sur sa joue et lui prend la main.
— Viens, je te montre.
Curieux, il se lève.
Je pose un bras au creux de ses reins et l'autre autour de ses épaules.
— Tu veux danser ?! John, je ne vois pas en quoi...
— Schhh. C'est une question de rythme. Écoute.
Les premiers pas sont laborieux, timides. Rapidement, il suit, son corps est félin presque. Façonné par des années de pratique suivie de Judo. Tout en souplesse. La grâce, elle, je pense qu'elle est innée. Ou alors, c'est mon entraînement militaire qui fait que j'ai toujours été privé de cet atout, malgré l'apprentissage intensif d'art martiaux.
Dans son sourire en coin, je reconnais l'amusement quand il découvre un truc fortuit qui lui plaît. Je ne suis pas bon danseur. Je n'aime même pas particulièrement ça. Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai initié le mouvement.

Sherlock se prend au jeu, son étreinte se resserre, son regard ne me quitte plus et je me sens sourire bêtement. Je n'ai jamais été amoureux. Je n'ai jamais ressenti ce magnifique élan du cœur que décrive les comédies romantiques. Je suis patriote. Je suis un soldat. Je sais ce que l'engagement implique, surtout quand on risque sa vie. Mes relations avec les femmes, et même les hommes, ont toujours été confortables, pratiques. Du désir oui, mais jamais une confiance absolue. Quand à la passion... Je suis trop flegmatique.
Sherlock lui, est passionné. Malgré son discours sur l'absence d'émotion. Jamais je n'ai vu quelqu'un réagir avec autant d'effervescence quand il est contrarié, heureux, ou plus drôle, juste mort d'ennui.
Je n'ai jamais été amoureux et je ne comprends pas ce qui se passe entre nous. Je sais juste avec une certitude absolue que je suis fichtrement heureux. Qu'il l'est aussi. Et ça me suffit.
Son expression se teinte d'une touche plus grave.
— Tu as raison. Elle est triste cette chanson. La fin ne me plaît pas.
— Change la. Inventes-en une autre ! Après tout, c'est toi le génie. Soit créatif.
Une moue dubitative.
— Bah, ce n'est qu'une chanson...
Sa mine redevient joyeuse, joueuse même et ses lèvres effleurent les miennes. Je ferme les yeux. Je sais que les siens restent grands ouverts, à observer. Je m'en fous. Au moment où je sens sa langue pointer, mon téléphone vibre. Pas le temps de le couper que Sherlock l'a déjà pêché du fond de ma poche et coller à son oreille.
— Non, il n'est pas disponible. Il m'explique le sens de The scientist grâce à une leçon de danse.
— Sherlock ! Je manque de m'étrangler de gêne. À l'autre bout du combiné, je reconnais la voix de Greg. Le pauvre, il doit encore se demander ce qu'il a interrompu...
— Non. Il n'est vraiment pas disponible.
Il détache lentement chaque syllabe, comme pour parler à un jeune enfant ou à un adulte un peu idiot.
Son bras gauche m'écrase contre son torse. Je le laisse faire. J'attends l'argument qui le fera céder. Pour passer le temps, j'inhale contre lui, je respire son odeur. Et cette fois, c'est son téléphone posé sur la table basse qui vibre. Sherlock se redresse, son visage parfait se fend d'un sourire de maniaque. Voilà. Il me relâche, fait un bon de côté. Tourne sur lui même.
— Au moins cinq ? Vous êtes certain ? Peux-être six ?! Merveilleux ! On arrive tout de suite.
Il raccroche et m'embrasse vivement, à pleine bouche.
Je le laisse à sa joie enfantine. Je tâcherai de modérer son enthousiasme quand on sera devant les macchabées. J'attrape son smartphone et lit le texto. Mycroft qui veut nous voir. Parfait. Déjà, il se précipite dans le hall.
— John, dépêche toi ! Donne moi mon mobile, mets ta parka, vite, on a du travail !
La journée s'annonce excellente.

The end !

8 janvier 2013

X comme xyste, impression d'été


La fin de l'alphabet laisse un choix restreint de mot. En voici un que j'ai découvert grâce à ce projet.
Xyste, nom masculin, dans l'antiquité romaine : allée de jardin; promenade couverte dans un jardin.



Le xyste m'évoque ce soleil plombant d'un mois d’août trop pesant.

La fraîcheur à l’abri des frondaisons qui adoucissent les assauts de la lumière. Les lignes perçantes deviennent pointillés, découpées, hachées par les feuilles presque translucides.
Elle diffusent, tamisent.

Ce lieu est un refuge. Au sol, des jeux mouvant d'ombre et d'or, une marelle éphémère pour tromper l'ennui.

Un jardin merveilleux, secret, derrière une grille de fer forgé...
En attendant l'été...


Abécédaire est une projet réalisé en collaboration avec Anne (trouveuse de mots magiques) et Virginie

4 janvier 2013

Fanfiction sur la série Sherlock BBC : Protection, l'omake !



Voici, avec un peu de retard, le bonus promis sur "Protection" la fanfic sur la série Sherlock BBC.
C'est un texte rédigé dans l'esprit des omake japonais. J'ai donc choisi volontairement le point de vu d'un autre personnage et un style d'écriture un peu différent. Il s'agit en fait d'un cross-over avec mon projet actuel de roman sur lequel je bosse assidument depuis le NaNoWriMo.

Mercredi prochain, vous retrouverez pour la dernière fois John et Sherlock pour un épilogue. 

Liste des chapitres :
01 - 02 - 03 - 04 - 05 - 06 - 07&08 - 09 - 10&11 - 12 - 13&14 - 15 - 16 - 17 - 18&19 - 20 - 21 - 22&23 - 24 - épilogue

Omake : la scène qui se déroule avant le début du chapitre 1

Thomas était en retard.
Il avait encore passé trop de temps au téléphone avec sa cousine et amie, à lui raconter ses déboires amoureux. C'était la seule à qui il confiait ses états d'âme. La seule.
Il accéléra le pas, sur le trottoir étroit de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Ce soir, il bossait. La journée au salon de thé avait été relativement calme. Depuis qu'il avait cessé de cumuler les CDI - dire que certains galéraient à trouver un poste fixe dans la restauration - et qu'il se limitait juste à un « vrai » travail et à quelques nuits en extra au bar, sa santé s'améliorait.
Il était trop vieux pour les conneries.
Il n'avait plus vingt ans. Et quand on attaque la trentaine, certaines aspirations d'étudiant meurent, naturellement.
Le temps était maussade. Un mois de septembre grisé par la pluie et la mine sombre des parisiens aigris. L'été était définitivement un souvenir à ranger dans un tiroir qui sent la naphtaline. Une semaine de nuages et d'averses lava les derniers souffles légers des vacances trop courtes. Il avait bruiné tout la journée, comme hier, comme avant-hier. Il était presque 21h. Maurice devait s'impatienter.

Thomas était ponctuel. Sérieux, un tantinet trop sérieux, mais après tout, il était aussi payé pour ce rôle. Ce soir, il n'avait pas vu le temps passé, en grande discussion avec sa cousine. Il détestait se presser ainsi. Il arriva à l'angle de la rue des Archives. Ce n'était pas la qualité de son service, toujours impeccable, qui justifiait son salaire et surtout ses pourboires très généreux. C'était son physique. Grand, très grand même, bien bâti, et surtout, un visage harmonieux avec une mâchoire volontaire, des lèvres pleines et des yeux vairons - le droit vert perçant et le gauche noisette - derrière des lunettes discrètes. Une apparence qui plaisait. Il avait fait suffisamment de mannequinat pour garder la tête froide face aux flatteries et aux remarques parfois tendancieuses, voire franchement vulgaires, de certains des clients.
Thomas était barman. Point. Pour les hôtes qui faisaient la pute, il fallait changer d’établissement.
Le Zed iz Dead était certes référencé dans le Spartacus et autre joyeux guides des lieux gay de la capitale, mais il était surtout un endroit qui accueillait une population mixte. Pas de ségrégation ici, ni sur le genre ni sur les préférences sexuelles. C'était la raison principale qui motivait Thomas à garder son emploi. Il y faisait des rencontres intéressantes. Il aimait bien l'ambiance avec ses collègues, même s'il se liait peu et passait certainement pour le ténébreux coincé de service. Il s'en foutait.

Il salua Salim, la barrique à pattes qui faisait office de videur, un type adorable, qui parlait une dizaine de langues, un érudit mais juste socialement incompétent. Il poussa la lourde porte en verre fumée d'un geste leste, et balaya d'un regard la salle relativement peuplée. Quelques habitués, Raphaël, le prof d'anglais, était là avec des amis. Un groupe sympathique et cultivé qu'il appréciait. Ce soir, ils étaient plus nombreux qu'à l'accoutumée et avec plus de mecs correspondants aux stéréotypes du quartier. Deux grandes folles au bar avec des talons de 13 cm. Six nanas visiblement du coin, probablement lesbiennes. Deux types en costard, très élégants.
Il salua Raph spécifiquement, d'un geste amical - il ne faisait jamais la bise aux clients, même pas quand il les connaissait personnellement. Il aimait conserver une stricte frontière entre vie privée et vie professionnelle, même si, dans son autre job, son collège avait tout fait voler en éclats. Ici, il maîtrisait. Il traversa la salle jusqu'à la porte indiquée « privé ». L'entrée de service était dans une rue adjacente, il aurait été encore plus en retard.
— Tom ? ! Enfin ! Je commençais à m’inquiéter.
Un grosse voix grave, appartenant à un petit homme replet au teint mat, surgit du petit bureau au fond du couloir. Tom. Il détestait le surnom. Maurice, un des associés du Zed, qu'il considérait comme son patron direct, le savait pertinemment. Il voulait juste lui signifier son énervement. Cela fonctionna. Il s'activa.

Se changer rapidement. Il s'était rasé de près avant de venir et s'était coiffé avec un peu de gel. Non pas avec la tignasse en pétard comme les gamins adeptes de tectonique, ou Maël, son collège du salon de thé, skateur et adepte de... il ne savait pas vraiment à quelle tribu le jeune appartenait. Une qui impliquait d'avoir des goûts vestimentaires colorés et discutables et de se déplacer avec des roulettes. Non motorisées. Mais il était gentil. Juste un peu trop démonstratif et marginal à son goût. Il se regarda dans le miroir, sortit son peigne de poche et lissa une dernière fois sa frange. Pas un cheveux ne dépassait. Parfait. L'uniforme était classique : chemise blanche rayée ton sur ton, gilet anthracite et pantalon à pinces assorti, avec les marques du pressing. Il noua son nœud papillon avec dextérité, l'ajusta, sourit sans chaleur juste pour vérifier l'éclat de ses dents. Il enfila son petit tablier à poche et y glissa un décapsuleur de secours.
Au boulot.

Raphaël était au comptoir. Le grand type brun, aux yeux clairs, ne manquait pas d'attrait, mais son allure dégingandée et ses tenues négligées trahissaient son coté rêveur. Professeur d'anglais à l'université, mais aussi traducteur de romans et essayiste pour des éditeurs trop sérieux, il venait au Zed pour papoter avec ses amis. Thomas le connaissait depuis ses années d'études. Il avait fait du basket dans la même équipe que l'ex de Raphaël. Ils s'étaient rencontrés à l'époque. Habitant dans le même quartier, ils se croisaient souvent et ce lien ténu avait résisté au temps. Thomas connaissait un autre prof de fac. Autant de petits points communs, de petits hasards qui faisaient qu'en final, ils continuaient de se fréquenter malgré des caractères et des modes de vie assez différents.
Raphaël était totalement absorbé par sa passion pour l'Angleterre. Il était prof d'anglais « britannique », attention, il ne fallait pas confondre avec l'américain ! Thomas aimait bien les séries comme Jeeves and Wooster et les Monty Python. Alors quand Raph était là, il pouvait s'accorder des pauses légères, à citer des passages de leurs épisodes favoris.

Il posa une pinte de rousse sur comptoir rutilent. Il connaissait bien les habitudes de ses clients et Raph était presque un ami :
— Quoi de neuf ?
— Tu as raté John, encore une fois ! Il était là pour quelques jours, nous sommes même venus hier. Depuis le temps que je veux te le présenter...
— Tu continues de le fréquenter ? Tu m'avais dit que tu souhaitais... prendre du recul.
L'homme soupira et se passa une longue main fine dans sa chevelure brune en bataille :
— Je sais. Mais je l'apprécie vraiment. C'est con. Il ne peut pas y avoir quoi que ce soit de sérieux avec lui.
— Londres et Paris ne sont pas si éloignées...
— Le problème n'est pas là. Il est amoureux de quelqu'un autre. Je crois qu'il ne l'a même pas réalisé...
— houlà... murmura Thomas d'une voix compréhensive. Il était payé pour écouter. Il le faisait sans état d'âme, avec n'importe qui. Même si, pour Raph, c'était un peu différent. Il l'appréciait et le voir déprimer après chaque visite du mystérieux docteur britannique n'était pas agréable. Le type venait de temps en temps, trois fois par ans, parfois plus. Cela faisait un moment que le manège durait. Avec une douceur assez inhabituelle, Thomas, lui dit :
— Tu devrais peut-être lui parler de tes sentiments. Vous vous fréquentez depuis un moment, un an et demi ?
— Plus, mais... ce n'est pas ça. Il inspira par le nez, hésita, et but une longue gorgée de bière. Au moment où Thomas songea que le sujet était clos, il ajouta : Il est amoureux d'un type qui est mort. Je ne peux pas rivaliser avec un mort. Sherlock Holmes, tu en as entendu parlé ?
— Non. Je devrais ?
— Un détective génial. L'affaire a fait du bruit à l'époque. Je ne peux pas rivaliser avec un fantôme. Je sais que je dois passer à autre chose, à chaque fois, quand il m'appelle, je me dis «  cette fois, on va juste se faire un restau ». Juste discuter, j'adore discuter avec lui... Puis, je craque. Il soupira de nouveau : Il est si séduisant. Il a un charme incroyable, quelque chose d'adorable, qui ne transparaît pas immédiatement.
Il secoua la tête, un air soudain dégoûté :
— Bon sang, je parle comme une fille. Pire, comme mes étudiantes de licence en mode fangirl hystérique quand elles dissertent durant des heures sur Docteur Who.
Les yeux qui s’accrochèrent à ceux de Thomas étaient trop brillants. L'alcool n'en était pas la cause. Une voix joyeuse, assez peu contrôlée où par contre, là, l'effet du cocktail ingurgité était indubitable, retentit :
— Hey, Raph, tu nous rejoins où tu passes ta soirée avec la reine des glaces.
Thomas se raidit.
— Désolé, bafouilla Raphaël, soudain prit de court par ses émotions, vives, exposées sur son visage pour quiconque était observateur : La prochaine fois, si tu es disponible, j'aimerai vraiment te le présenter. On pourrait même dîner tous ensemble. Il pense revenir en début d'année prochaine. Cette fois, peut-être j'aurai le courage de ne pas finir la soirée avec lui.
Thomas n'en avait pas vraiment envie. Rencontrer un anglais, docteur dans un institut médico- légal, passionné de crime, ne le branchait pas vraiment. Un ancien militaire de surcroît. En plus, jamais il n'oserait l'avouer à Raph, mais il trouvait son apparence terriblement banale. Il lui avait montré des photos sur son smartphone. Le type était petit. Il avait des valises sous les yeux, un charisme de poulpe et un air... gentil. Gentil façon chiot.
Mais Raph était un bon copain.
— Ce sera avec plaisir. Je veux bien te servir t'excuse si tu as besoin. Il faut juste que tu me préviennes quelques jours en avance pour que je m'organise avec mon planning de boulot.
Il lui offrit son plus beau sourire, priant que comme les fois précédentes, l'amant occasionnel conserve son habitude fort incorrecte de débarquer toujours à l'improviste.
Raph posa un billet.
— Merci. Il faut vraiment que je passe à autre chose.

Dans le groupe assis à la table, le jeune homme qui l'avait interpellé semblait visiblement très motivé pour l'aider à passer à autre chose. Raph se retourna. L'espace d'un instant, Thomas lu sur son visage une lassitude et une tristesse qu'il ne connaissait que trop bien. Il lui attrapa l'avant-bras :
— Attends. Je termine à 2h, mais je peux m'arranger...
Maurice serait furieux. Mais il s'en foutait. Ils savaient tous les deux qu'il n'avait pas besoin de ce boulot. Quand il demandait quelque chose ce n'était pas par paresse, facilité ou simple arrangement personnel. Il était peut-être temps qu'il prenne un peu soin de ses potes. C'était un truc que Maël, son collègue taré, lui avait appris.
Raph lui coula un long regard hésitant. Il revint et termina sa bière en silence.
— C'est sympa, Thomas, mais je crois que j'ai besoin d'être seul. Je vais rentrer. M'envoyer en l'air avec le premier abruti venu ne réglera rien...
— Merci de me traiter d'abruti.
La réplique d'un sérieux total eut le mérite de désarçonner l'homme. L'ombre d'un sourire éclaira son visage.
— De rien. Je garde ta proposition pour quand je serai d'une humeur moins maussade. Là, je ne vais pas assurer. Et je connais ton standing.
Il lui serra la main et le salua d'un geste d'adieu grandiloquent. À la table, son départ fut accueillit par un certain tumulte.

Thomas reprit son service. Il connaissait une partie des potes de Raph, il en appréciait certains. D'autres, par contre, étaient le genre de pédales qu'il ne pouvait pas supporter. Hélas, ce soir, il y avait plusieurs spécimens de cette catégorie. Efféminés, friqués, superficiels, maniérés. Les pétasses du Marais dans toute leur splendeur. Un ramassis de connasses qui préféraient normalement des lieux plus « hype » avec de la musique techno à un volume décourageant pour tout être humain avec une oreille normalement constituée, des flashs lumineux de couleurs criardes, des cocktails aux noms ridicules se voulant exotiques ou, pire, à thème. Des endroits que Thomas ne fréquentait pas. Même sous la menace. Sans compter que l’hygiène des backroom laissaient vraiment à désirer.
Et Thomas était un maniaque de propreté. Il aimait savoir avec qui il couchait et surtout dans quelles conditions. Pour parler crûment, il ne trempait pas son membre n'importe où. Quand il était encore jeune et qu'il songeait sérieusement à basculer sur une carrière dans le mannequinat, il avait eu sa dose de fêtes pas toujours très clean. Ce n'était pas pour lui. Entre une voie chaotique tapissée de paillettes et de poudre, avec du cul à volonté, des restrictions alimentaires en pagailles et une hypothétique gloire à l'arrivée, et un chemin bien tracé, droit, besogneux, utile et qui lui permettait de rester au chaud dans le placard, son choix était fait, et sans aucune hésitation.

Trois des types à la table commençaient à lui taper sur le système. Ils étaient venus commander exprès au bar mais il n'avait pas pris la peine de leur faire la causette. Dépités par son refus d'expliquer le départ de Raph, ils s'étaient rassis, frustrés et teigneux. C'était Cédric qui se coltinait le service en salle et qui s'accommoda leur mauvaise humeur.
Thomas, derrière son comptoir, était relativement tranquille. Il mélangeait les alcools avec un savoir-faire sans faille, la concentration nécessaire était très relative. Un groupe mixte avec filles et garçons, gay et hétéro, rentra. Ils étaient déjà bien amochés mais si Salim les avait laissés passer, c'est qu'il n'y aurait aucun souci. Soudain l’atmosphère devint plus festive. Maurice adapta la musique et monta le son. C'était la période la plus fatigante de la soirée, Thomas devait tendre l'oreille pour ne pas faire d'erreur.
La journée de travail au salon de thé lui pesait dans les jambes.

C'est vers minuit que le type entra.
Une seconde, la silhouette, quelque chose dans la démarche, il crut que Raph était revenu. Il observa le nouvel arrivant. Brun, châtain clair plutôt. Yeux sombres. Un visage étrange, émacié, avec une barbe hirsute. C'était aussi dans ses traits qu'un je-ne-sais-quoi lui rappelait Raph. La ressemblance n'était pas frappante, mais elle était là. Et Raph n'était vraiment pas le genre de type que l'on croise tous les jours. Il y a des personnes avec une plastique tellement normée qu'on a l’impression persistante de les avoir déjà rencontrées. Ce gars-là était encore plus... différent. Hors des clous.
Il hésita un moment. Toutes les tables étaient occupées. Un mouvement dans la foule regroupée autour du bar et Thomas le perdit de vu. Quelques minutes plus tard, il le repéra de nouveau. Il avait réussit à se frayer un chemin jusqu'à l'extrémité du comptoir et commanda en anglais, un gin tonic. Il parlait avec un accent, mais dans le brouhaha, impossible de l'identifier. Ses habits étaient usés. S'il n'avait été visiblement propre, Thomas aurait pu le prendre pour un SDF tellement son apparence était bizarre. La fixité de son regard, détaillant avec soin son entourage, rendit rapidement ses voisins nerveux. Surtout qu'il n'avait pas l'air motivé pour engager une quelconque conversation. Thomas attrapa Cédric et lui signala le risque. Ce dernier trouva le moyen d’installer le type louche à une table, en retrait.
En cas de pépin, il suffirait d'appeler Salim.
Ça dégénérait rarement mais parfois, des imbéciles pensaient pouvoir faire les malins. Au mieux, ça se terminait avec la trousse de secours sortie sur le comptoir et des idiots s'excusant mutuellement, au pire, c'était un coup de fil au commissariat, où Maurice avait ses contacts.
Et, ce soir, ça dégénéra.
C'était après le dernier métro. Le bar se vidait toujours vers 1h du mat. Comme c'était un jour de semaine, ceux venus pour voir leur potes songeaient à aller se pieuter et ceux en chasse pour leur viande de la nuit repartaient avec leur conquête ou, bredouilles, traînaient encore un peu. C'était l'heure des seconds choix, l'heure où le sang chargé d'alcool monte à la tête. Thomas était fatigué et plusieurs fois, il jeta un œil sur la lourde montre en argent à son poignet. Un cadeau de sa cousine.

Le type bizarre était resté seul, dans son coin. Soudain, il se leva, vint au comptoir et posa son téléphone. Automatiquement, Thomas baissa les yeux vers l'écran. Il pensait que le gars avait tapé sa commande. Certains clients le faisait quand le brouhaha était trop fort ou qu'ils n'arrivaient pas à s'approcher suffisamment. C'est une photo, un portrait. Un homme d'une quarantaine d'années avec un pull écru, une expression surprise sur le visage, vaguement amusée. En fond, un papier peint sombre avec un motif floral.
Thomas reconnut immédiatement l'english de Raph. Et dans son crâne, un warning retentit. Assourdissant. La question qui suivit, dans la langue de Shakespeare ne le surprit pas :
— Je cherche cet homme. Nous avions rendez-vous ce soir. Je suis arrivé tard, peut-être est-il venu et reparti avant moi.
— J'en sais rien.
Le type avait l'air de celui qui va insister. Le ton rogue de Thomas fut un indice suffisant.
Il retourna s’asseoir, non sans avoir préalablement interpeller Cédric. Ce dernier, témoin du manège, ne regarda même pas le téléphone et ignora la demande. De temps en temps, ce genre de truc arrivait. Thomas laissait Maurice gérer.
Mais là, il savait qui était le type sur la photo. Il téléphonerait à Raph, pour lui raconter. C'était louche comme affaire, mais ce n'était pas ses oignons.

Le lave-verre venait de terminer son cycle. Un moment de creux au comptoir, parfois pour ranger la vaisselle. Il ouvrit la porte métalique. La vapeur qui s'échappa embua les carreaux de ses lunettes. Il les retira pour les essuyer. Un éclat de voix, le ton montait à la table des pétasses. Les potes sympas de Raph étaient tous partis et il ne restait que les trois connasses les plus vulgaires.
— On te dit qu'on le le connaît pas ton Jules. Alors, lâche-nous la grappe !
— Moi je pense que sans la barbe et avec une bonne coupe de cheveux, il serait pas mal. Tu as vu se pommettes...
— Ne me touchez pas !
— Hey !
Tout se passa très vite.
Une des pétasses attrapa le gars par le poignet. Il fit un mouvement bizarre, probablement d'un art martial quelconque et il se libéra en faisant chuter de sa chaise la malheureuse qui se retrouva par terre en un clin d’œil. Certes, Thomas ne supportait pas ce genre de gay, mais il n'avait pas mérité ça. Sa tête heurta la table dans un bong retentissant. Ses potes se levèrent. Et comme ils étaient du genre à passer dix heures par semaine à soulever de la fonte, cela risquait de très mal de finir.
— Je vois que le peu d'intelligence que vous avez vous sert à compter les calories de vos repas et la charge de vos appareils de musculation. John n'adresserait jamais la parole à des individus de votre niveau. Et vous, il s'adressa au gay groggy qui tentait de se relever, la prochaine fois que vous volez dans le porte-monnaie de votre mère atteinte d’Alzheimer, évitez de vous asperger aussi de son parfum.
Un hurlement.
La pétasse se releva en s'aidant de la chaise qu'elle attrapa et balança. L'étranger esquiva avec souplesse mais les gros bras de Salim se refermèrent sur son torse. La chaise termina sa course contre une table qui n'était pas débarrassée, faisant voler les verres.
— Le spectacle est fini ! grogna Salim, d'une voix plus blasée qu'énervée. Il ceintura le gêneur et le traîna dehors.
— Lâchez-moi ! Espèce de primate surdimensionné ! Posez-moi tout de suite ou...
Thomas n'entendit pas la fin des menaces. La porte se referma. Cédric entreprit de nettoyer les dégâts et Thomas, avec flegme, sortit la trousse de secours.
Il appellerait peut-être Raph sur le chemin du retour.

L'épisode eut la fâcheuse conséquence de le faire rester un peu plus tard. Tout était rentré dans l'ordre. Les pétasses - pas si désagréables en fait, un des types était même sympa - avaient mis les voiles, assez d'émotions pour la soirée. Il ne pleuvait plus. Le bitume avait même commencé à sécher.
Il se sentait las, le fond sonore constant du bar était ce qui l'agaçait le plus. Il aimait les moments de calme au salon de thé, quand il n'y avait presque personne, sans musique, juste le glouglou du percolateur et le craquement doux des pages d'un roman que l'on tourne. Maël lisait beaucoup. Thomas, lui, avait besoin de s'occuper les mains, il trouvait toujours un truc à nettoyer. Ça le calmait. Là, il se dit qu'il ferait un brin de ménage à son retour. Il décida de rentrer à pied. La marche lui ferait du bien et il n'avait pas envie de prendre un taxi.
Il traversa quand il entendit un choc, et un gémissement sourd ; des voix qui chuchotent. Paris est une ville plutôt tranquille, surtout le quartier du Marais, central, riche et bien éclairé. Thomas bifurqua, au coin de la rue, dans une zone de pénombre un homme était à terre, roulé en boule, en train de se faire dérouiller par deux, non trois silhouettes baraquées !
— Stop ! cria Thomas. Foutez-moi le camp, j'appelle les flics.
Les trois pétasses ?!
Après une hésitation, un des mecs, celui qu'il avait trouvé sympa, cracha :
— Il l'a bien cherché. Il est revenu nous emmerder. Sale homophobe ! Allez, on se casse.
Ils prirent la poudre d'escampette, sans courir, mais d'un pas rapide, au cas où Thomas mettrait sa menace à exécution. Il n'avait aucune envie de prévenir la police si le gars n'était pas sérieusement blessé. Il n'aurait pas dû traîner dans le coin après l'altercation. Enfin, il ne pouvait pas l'abandonner sans vérifier que ça allait...
Il s'agenouilla :
— Ils sont partis. Vous êtes plutôt persistant, hein ?
Avec douceur, il aida l'étranger à s’asseoir. Il avait du sang sur le visage, rien de trop méchant.
— Ça va ?
— Non, ça ne va pas. Il faut être idiot ou aveugle pour me demander... Une quinte de toux interrompit la phrase.
La voix était hautaine, sèche. Thomas trouva la scène somme toute cocasse. Il laissa échapper un rire de gorge.
— Je vois bien que vous n'allez pas bien...
Le type le regarda, dernière un rideau de cheveux en bataille. Un regard noir, un regard d'aigle.
— J'ai connu quelqu'un qui gloussait de la même façon ridicule...
Thomas le dévisagea ; si le mec tenait sur ses jambes, il le planterait là. Quelque chose ne tournait pas rond chez cet individu. Il l'avait senti toute suite, son étrangeté. Et il avait juste envie de rentrer chez lui. La solution du taxi lui parut, en final, adéquat.
Le type se redressa, lentement, avec son aide. Il étouffa avec plus ou moins de succès des grognements de douleur :
— Je sais que vous l'avez vu.
— Hein ?
— John. Vous le connaissez.
Thomas secoua la tête. Il avait vraiment envie de partir.
— C'est pas grave, je sais où le trouver. Pouvez-vous m'indiquer la direction de la gare du Nord ? C'est bien là où je peux prendre l'Eurostar ?
Anglais. En fait, il était anglais. Son autre accent avait disparu et Thomas était maintenant certain que ce type était anglais. Il lui donna des indications vagues et fila sans demander son reste. Le bonhomme suspect était encore appuyé contre le mur quand il se retourna, avant prendre la rue qui menait à une avenue passante.
Il appela un taxi.

Le lendemain matin, se remémorant la scène après un sommeil réparateur, l'étrangeté et même la touche d'inquiétude disparurent. Une coïncidence. Probablement. Il décida quand même de prévenir Raphaël. Il s'était couché à presque quatre heure ne voulait pas le déranger au milieu de la nuit pour lui raconter des inepties. À la lumière du jour, sous un soleil timide - mais un soleil quand même - l'affaire devenait juste pittoresque. L’ostrogoth bizarre, anglais ou autre, avec sa photo et son air torturé se fondait avec tant d'autres anecdotes drôles - dans tous les sens du terme - des histoires qui prenaient vie dans un lieu nocturne avec une population interlope.
Il téléphona quand même à Raph. Juste au moment de raccrocher, il se souvint d'un truc :
— Tu sais, quand le type est rentré au bar, je l'ai pris pour toi. C'est pour cela que je l'ai repéré. Mais, finalement, il ne te ressemblait pas vraiment, juste quelque chose d'indéfinissable dans l'attitude, la posture. D'ailleurs, c'est drôle, car je crois vraiment qu'il était anglais. Si je confonds un anglais avec toi, ça devrait te faire plaisir, non ? !
— Tu es certain qu'il n'avait pas les yeux bleus ?
— Oui, pourquoi ?
— Non. Rien. Une intuition. En tous cas, merci de m'avoir prévenu. Tu sais, je crois que j'ai vraiment envie de passer à autre chose...
— Hein ? De quoi tu parles ?
— Du docteur. Pour être tout à fait franc, je crois que je n'ai pas vraiment d'autres choix. Je pense aussi que je ne te le présenterais pas...
Thomas voulut l'interrompre, lui dire qu'il ne fallait pas désespérer, parce qu'il y avait une tristesse dans la voix de Raphaël qu'il reconnaissait. Inéluctable. Fataliste. Il ne dit rien et le silence dans le téléphone devint long et aride. Une inspiration sèche à l'autre bout.
— Tu bosses ce soir ?
— Oui. Stéphane est malade. Encore malade...
— Tu termines tard ?
— Logiquement à 2h, mais je peux terminer plutôt si tu veux...
Et, quand Thomas raccrocha, ses pensées étaient loin du type bizarre, loin de l'ennuyeux docteur anglais et de ses yeux de chien battu. Être là pour ses potes, leur apporter un peu de réconfort et d'affection durant les coups durs et les passages à vide rendait la vie définitivement plus radieuse.

Suite : épilogue