Au siècle dernier, être otaku au Japon, était une tare.
On dissimulait soigneusement cette maladie honteuse. Lors d'événements exceptionnels comme le Comicket au Tokyo Big Sight, ou dans des lieux particuliers surtout à Akihabara, l'identité d'otaku pouvait être fièrement revendiquée.
Un paradis clos
Là, en présence de leur pairs, les malheureux atteints de cette affliction inguérissable pouvaient se livrer en toute impunité à leurs vices !
D'abord des achats effrénés en tout genre : des mangas bien sûr, mais aussi des dôjinshi (fanzines de qualité souvent quasi-pro) avec des filles pré-pubères ou des éphèbes gays dans les deux cas dénudés, des jeux vidéo amateurs pornographiques, des DVD d'animés et de leur cortège florissant de goodies éclectiques, des figurines, des tenues de "cosplays" sorte de déguisements à l'effigie de leur personnage favori avec accessoires adéquats.
Ensuite, et surtout, une occasion de se rencontrer et de discuter d'activités manuelles et artistiques souvent confinées à l'intimité d'une chambre (confection de costumes, montage de maquette, peinture de garage-kit, réalisation de fanzine, dessin, écriture ...). Les moins timides avaient pendant les rares conventions l'occasion de se confronter à leur public, montrer leur œuvres.
Akihabara, la ville électrique |
Briser la coquille !
Le début des années 2000 a changé la vie des otaku japonais. Pas de révolution franche mais les conséquences de l'explosion de la bulle économique, l'avènement de l'Internet et des micro phénomènes transforment petit à petit l'image de l'otaku. D'un être gluant, ostracisé, un handicapé des relations humaines ancré dans le rêve – tout en étant un acteur économique efficace – il devient une créature digne d'intérêt, voire... vaguement cool ou à la mode pour les jeunes !
Les activités des otaku demeurent les mêmes, mais avec le changement d'attitude du grand public, les otaku eux-même commencent à évoluer.
Le Tôkyô Big Sight à Odaïda |
Genshiken : quand l'otaku revendique sa tribu
Le manga Genshiken commence à être publié en 2002, à l'aube de se monde nouveau. Pendant quelques années, les neuf tomes de cette chronique quotidienne et estudiantine de la vie d'un groupe d'otaku racontent la période mouvementée de l'université et l'entrée dans la vie active. Ce manga retrace aussi, en filigrane, les étapes majeures de la mutation d'un pan de la culture contemporaine japonaise.
Aujourd'hui, avec un peu de recul, je réalise la justesse de cette fresque graphique, tendre et piquante, sans concession sur les aspects les plus dérangeants des otaku.
Genshiken est le nom du club universitaire fictif "d'étude de la culture visuelle moderne". Au japon les amateurs de manga, anime, jeu vidéo, cosplay ne se mélangent pas ou peu. D'ailleurs les boutiques sont spécialisées dans un de ces secteurs. Si la situation évolue, des frontières perdurent. Ce manga met en scène une association de jeunes qui, à la différence des autres, ne restent pas confinés dans leur passion mais communiquent avec d'autres.
Le héros, Sasahara rentre en première année à la faculté et se fait littéralement enrôler de force dans le Genshiken. Garçon timide qui n'assume pas ses envies, il rencontre d'autres jeunes qui vivent joyeusement leurs occupations et leur statut d'otaku : Madarame, l'excité de service avec des lunettes disproportionnés, le rondouillard et calme Kugayama et Kosaka, le petit nouveau avec une trombine de gravure de mode et hardcore gamer de talent.
Saki, ami d'enfance de Kosaka et ouvertement amoureuse de lui débarque dans ce univers masculin et plus intéressé par les filles de papier que celles de chair. Volontaire, râleuse et dégoûtée par les otaku elle va néanmoins venir régulièrement avec l'objectif de mettre Kosaka dans son lit, et dans sa vie. Sa présence ouvre une brèche et d'autres personnages féminins vont s'immiscer dans le club et bousculer la donne.
Pas de grand drame ou de quête initiatique, pas de suspense insoutenable, Genshiken décrit avec finesse et humour des tranches de la vie de ces jeunes par le prisme de leur passion. D'ailleurs, les études ne sont quasiment jamais abordées. Les scènes se déroulent souvent dans le local du club. Les comickets d'été et d'hivers marquent les saisons. Les thèmes les plus scabreux sont abordés sans jugement, toutes les aspects de cette culture souvent qualifiée d'annexe, de "sous-culture" sont exposés ici avec le regard de l'amateur avisé, conscient de ses travers et de ses perversions, mais assumant ses choix avec affection.
Dans les derniers tomes, les personnages arrivent à la fin de leur cursus, la vie en dehors des mangas grignote de leur temps. Les inquiétudes sur l'avenir professionnel donnent un ton plus sérieux, plus émouvant aussi. Sans jamais perdre son humour, l'auteur, Kio Shimoku, montre que l'on peut devenir un adulte responsable sans trahir ses aspirations.
Cette période charnière des études supérieures est rendue plus intense justement grâce aux passions des personnages. Pas toujours partagées, elles se croisent néanmoins, s'influencent, se nourrissent de leurs différences. Un manga qui a aidé à bonifier l'image des otaku et surtout qui offre les clefs de compréhension d'un phénomène humain et social fascinant.
Un manga témoin des mutations sociales
Une vision touchante sur un moment de la vie à la fois insouciant et difficile. Un moment aussi où l'amour prend une autre dimension, où l'amitié se fortifie. Quand on a encore devant soi une infinité de possibilités. Quand on comprend qu'il faudra bien trouver sa place dans la société, qu'elle soit déjà là toute prête, ou qu'il faille se la faire à coup de dynamique.
La version française de Genshiken chez Kurokawa bénéficie de l'excellente adaptation de Fabien Vautrin (webmaster du site Sugoi de 2000 à 2004), qui a réalisé des dossiers explicatifs en fin de tome d'une grande qualité. Une mine d'information de qualité.
Le local du Genshiken avec Kôsaka, Saki, Sasahara et Madarame |
En relisant ce manga la vitesse de mutation de la société japonaise et de l'Internet depuis le début des années 2000 m'a frappé de plein fouet. Aujourd'hui, en quelques jours, quelques heures, on passe de l'anonymat à la gloire.
Le plaisir d'aller fouiner pour découvrir de nouveaux auteurs, de nouveau jeux, de nouvelles séries, le plaisir de discuter avec des petits groupes d'initiés sur des rumeurs de projets, le plaisir du temps passé dans la recherche et du goût de primauté, d'originalité tendent à devenir suranné.
Tout est directement disponible, sans effort...
Nostalgique ? Non.
Quand à la quantité d'informations qui menace de nous noyer, elle nous oblige aussi à sélectionner nos critères de tri avec plus de vigilance.
Alors, si vous voulez mieux comprendre le phénomènes otaku, où si vous barboter déjà allégrement dedans, la (re) lecture de Genshiken est incontournable et bien agréable. J'ajouterai aussi que l'animé est sympathique et totalement dans l'esprit de l'oeuvre originale.
Au loin, les tours d'Akihabara |
Ah c'est malin, tu m'as donné envie de relire toute la série... ;)
RépondreSupprimerMais tu n'as pas parlé de Kujibiki Unbalance, le manga dans le manga !!!
:)
RépondreSupprimerJe trouve que le concept de créer une série exprès pour faire de la mise en abime est chouette. Cependant, j'ai vu les OVA de Kujibiki et... bof, je en suis pas vraiment le public. Par contre, pousser le délire jusqu'à les réaliser mérite en effet qu'on en parle.
Bonsoir,
RépondreSupprimerPetite information ^^, au Japon ils ont sorti la suite du manga et aussi de l'anime, sous le nom "Genshiken Nidaime" (l'histoire continue après le tome 9 de chez Kurokawa, et l'anime continue après la saison 2 de Genshiken). L'édition manga est disponible aux USA avec l'éditeur Kodansha, et l'anime devrait pointer le bout de son nez début juillet au Japon. Cette fois, l'auteur aborde un nouveau thème que sont les fujoshis, les fudanshis (lectrices et lecteurs de yaoi) et une atmosphère particulière autour du nouveau personnage Hato Kenjiro. ^^ Une remise en question personnelle, et peut-être un appel à l'ouverture d'esprit ? Je vous les conseille vivement ! :)
Merci pour l'info ! Il faudra que je regarde cela.
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