24 mai 2013

Le ciel de Neo-Tôkyô vu depuis le caniveau... Suite et fin



Pour lire le début de l'histoire c'est ici


Une odeur rassurante.
Son odeur. Une main fraîche sur ma joue. Du liquide sur mes lèvres. De l'eau ? Non, trop amer, plus nutritif. Une main sur ma nuque, ferme. Une décharge électrique dans le bras, la fracture est réduite. Cela va simplifier le retour à la normale. Il passe son bras sous mon torse et m'attrape fermement. Il m'aide à m'assoir. Le paysage devient net. Le ciel est d'un bleu plus doux. La journée s'annonce toujours chaude et pas un nuage sur l'horizon dentelé de la skyline.
— Je suis curieux de savoir quelle explication hautement intelligente tu vas me donner pour justifier ton état.
La voix enjouée de Vigo me tire de ma torpeur. Ses yeux noirs pétillent et il semble parfaitement à son aise avec son costume sombre sur mesure et ses chaussures cirées. Pourtant, sa cravate est légèrement de travers. Il porte la même chemise qu'hier matin. Un halo de grisaille sur ses joues creuses. Il n'a pas dormi. Une mèche brune s'échappe de sa chevelure bouclée, d'habitude domptée à coup de gel et autres produits capillaires ridicules. Je sens le renflement du holster quand il stabilise ma position.
Neo-Tokyo est l'une des mégapoles les plus sûre du globe, un endroit que nous considérons comme notre foyer. On ne se trimballe pas armé dans sa maison, pas même dans son jardin, à moins d'être un incurable paranoïaque. Vigo est un type prévoyant, mais pas un malade. Et il n'avait pas sorti l'artillerie hier soir quand je l'ai accompagné au club. Je me suis éclipsé juste après qu'il ait choisi sa marchandise. Une Philippine pulpeuse et majeure. Un cadeau du patron. Un de ceux qu'on ne peut pas refuser à moins de rendre certains de ses « amis » méfiants et si Vigo n'est pas parano, il fait en sorte que personne ne le soit à son égard.

Ses lèvres s'approchent de mes oreilles au moment où il me soulève et me met debout :
— C'est la dernière fois que tu fais ce genre de conneries. Je sais que la nouvelle sur Yamashita-san t'a contrarié, mais ce n'était pas une raison pour te foutre en danger.
Il inspire soudain mon haleine, son visage si proche qu'il me fait loucher. Et cette fois, le chuchotement cède sous la colère :
— Putain ! Tu as bu ?! Tu sais très bien quelles sont les conséquences...
Une respiration vive comme une lame. Rapide. Acérée.
J'entends les battements de son cœur s’accélérer à mesure qu'il réalise l'ampleur de ma bêtise. Il est hors de lui. L'odeur de ses émotions bouillonnantes me chatouillent les narines. Je me frotte les ailes du nez pour prévenir un éternuement. Je sens l'instant où il reprend le contrôle sur son tempérament fougueux. Il dit que c'est à cause de ses origines italiennes. Moi, je crois qu'il a juste un sale caractère. Je pourrai presque percevoir la diminution de sa pression sanguine.
Il n'a pas tord.
Apprendre qu'il est en contact avec Mère depuis tout ce temps alors qu'elle est sur ma hit-list m'a vraiment vraiment énervé. Je rationalise. Il a besoin de ses compétences pour comprendre ce qui arrive à mon organisme. Après tout, c'est elle qui a participé activement à ma fabrication. Elle reste une des meilleures généticiennes en vie depuis la Sale Guerre. N'empêche, ça fait des mois qu'il me ment... Certes, par omission, avec des sous-entendus, des subtilités de langage. Il sait si bien entourlouper le monde. Je n'ai plus l'habitude d'être de ceux qu'il arnaque. Je sais qu'il ne se considère pas comme mon maître et si je l'ai choisi, moi, cette décision est unilatérale...
Mes genoux me portent sans problème. Le liquide nutritif que j'ai avalé accélère mon métabolisme. Je m'étire, fait craquer mes cervicales et frictionne mon crâne avec assez de vigueur sur la ligne des fontanelles.
Il me jette un regard inquiet. Quand il parle, cette fois, sa voix a retrouvé tout son velour :
— K, je suis désolé de m'être emporté. Il est inutile de revenir sur le sujet. Laisse moi juste envoyer quelques échantillons sanguins à Arslan pour qu'il vérifie ta stabilité. Allez, viens, on rentre à Yanaka. Je suis garé un peu plus loin, devant le « Jardin du délice ».
J’émets un son, vaguement audible, vaguement humain à l'évocation du club de la veille. J'emboite le pas. Il ne se retourne pas, il sait que je suis à quelques pas derrière, aux aguets.

Je ne lui raconterai pas ma mésaventure de cette nuit.
Rien de bien intéressant et j'ai quand même un minimum d'amour propre, même si je suis une arme vivante. Avec le temps et surtout l'apprentissage des notions de libre arbitre et liberté, j'ai développé un égo. Avant j'avais honte d'échouer dans mes missions, d'être faible, honte et peur même de décevoir Mère. Aujourd'hui, parfois, j'ai juste honte si je ne me trouve pas à la hauteur. Et puis, bien sûr, j'ai toujours la crainte d'être de nouveau sans maître, abandonné, inutile, pire, être obsolète.
Périmé.
À jeter.
Une fois passé le choc d'entendre la voix de Mère au téléphone avec Vigo - j'ai surpris la conversation pas totalement par hasard, je savais qu'il me dissimulait quelque chose - je suis allé dans la maison de thé. Après trois heures de méditation je pensais contrôler ma rage. Mais le voir, au milieu des hôtesses, faire son numéro de charme, m'a soudain mis hors de moi. Je me suis souvenu, lui et Mère, au QG, il y a des années. Quand tout était simple. Quand j'avais le Maître, une affectation et une seule raison d'être. Et Vigo, si familier avec elle, cavalier même. Il l'appelle par son prénom mais avec moi, il utilise toujours son nom et le suffixe « san » comme si la distance des mots fabriquait une distance affective, atténuait son manque de retenue de jadis et sa fascination actuelle pour une femme qui a survécu.
Alors la vielle envie de sang et de tripe a surgi.
L'envie de viande crue et d'os qui craque sous la dent. Le liquide encore tiède qui gicle. La puanteur quand le sphincter se relâche. Je ne vais pas buter un quidam pour me calmer. J'ai trop de respect pour la Vie. Mère me l'a inculqué. Il m'en reste encore quelques miettes, de ce dressage systématique. Encore assez, pour passer mes nerfs de façon utile. Alors, je suis parti.
J'ai trouvé un autre club, un que je sais tenu par une branche assez annexe de rivaux de nos « amis ». Un endroit où je pourrais faire du grabuge sans risque. Avec ma dégaine, ma simple présence dans une boite de jazz mielleux - piètre devanture pour un commerce de femmes plus ou moins consentantes - était un appel aux emmerdes. J'aurai géré si je n'avais pas bu. La lumière tamisée, l'odeur de l’alcool, des parfums et de la transpiration. La musique suave, occidentale avec des cuivres, raisonnait sans agresser. Une mélodie assez mélancolique. La femme au bar, élégante, grande pour une Japonaise, en costume avec des bretelles et un nœud papillon, m'a servi un verre, sans rien me demander. Son regard noir avait une douceur presque familière.
Et j'ai bu.
Je ne sais pas pourquoi. J'ai bu.
J'ai écouté un moment la musique avant que plusieurs types ne viennent s'assoir trop près. Après, c'est un peu flou. Je n'ai pas tapé le premier ni répondu aux insultes insipides. J'ai répondu à la bousculade. Normal. Mais j'ai répondu sans enthousiasme. Mon envie de sang s'était comme dissoute dans le son sirupeux et dans le goût herbeux un peu amer de la boisson - un martini je crois. L'effet de l'alcool a été immédiat ; réflexes ralentis et difficulté de jauger la contraction des muscles. Je ne voulais pas tuer. Juste une baston. Un passe temps inoffensif mais rien qui puisse avoir des conséquences sérieuses. J'ai réalisé, horrifié, que soit je me défendais à pleine capacité de tueur méthodique soit je prenais une dérouillée. J'ai opté pour la seconde solution mais pas assez vite. Le videur avait déjà prévu les sbires du tenancier et mon problème a escaladé de clients crétins à yakuza débiles.
Et j'ai fini dehors, avec une bonne commotion cérébrale qui n'a pas arrangé mon jugement déjà endommagé par l'alcool.

Virgo déverrouille la voiture et s'installe à droite, à la place du conducteur. Je balaye la rue du regard. Il m'ouvre la portière et se penche un peu. Cette fois, il ne tente même plus d'avoir l'air cool ni de dissimuler sa fatigue. Je m'en veux.
— Je suis navré pour cette nuit. Je te présente mes excuses.
Ma voix est presque couverte par le camion benne qui passe sur le boulevard et le flot de taxi qui démarre quand les feux de signalisation passe au vert. Je monte dans le véhicule et met ma ceinture. Il me regarde et pose ses deux mains sur le volant.
— Ne recommence pas, c'est tout. Tu aurais pu m'attendre. Je suis resté même pas une demi-heure avec la fille.
Ses mains se crispent. J'acquiesce une affirmation. Sa main droite se relâche et ébouriffe brièvement ma chevelure - tignasse selon lui - blanche. Je vois mon reflet dans la vitre avec le résultat de son action : ma tête ressemble à un pissenlit prêt à semer aux moindre souffle.
Il sourit.
— La prochaine fois je suggèrerai à Kaneda autre chose en guise de cadeau. Pachinko ?
La promiscuité avec une population d'âge mûr qui a n'a plus comme rêve que de regarder le mouvement d'une bille de métal, en espérant gagner assez pour survivre jusqu'à la fin de la semaine en cours, m’insupporte. Je secoue vivement la tête de gauche à droite.
— Hum, tu as raison, trop bruyant. Un repas dans son restau de Ginza, celui réputé pour son sashimi ?
Encore une fois, je secoue la tête et exprime mon désaccord avec un vigueur redoublée.
— Tu as raison, j'avoue que si j'aime le poisson cru, le manger sur une bestiole encore vivante me coupe l'appétit. Alors, un passe d'une journée pour Kitty Land ?
Cette fois je grogne. Kaneda magouille aussi dans les parcs d'attraction. Ce type n'a peur de rien...
— Ha, je sais. Que tu lui files un coup de main pour sa prochaine interrogation ?
Je sens mes lèvres s'incurver. Je ne peux pas m'en empêcher. La torture est une technique nécessaire, une fonction de base à l'arme que je suis. Je n'y éprouve pas de plaisir, sauf si j'ai entre les mains quelqu'un qui a posé un problème à Vigo. Ou à feu le Maître. Ou une personne que j'apprécie... bon j'avoue, ces dernières années, l’exercice est devenue relativement plaisant mais cela reste une nécessité, pas un passe-temps.
— Tu manques d’enthousiasme. Peut-être juste un bon match de boxe, avec toi comme participant et moi qui mets un pari.
Cette fois je souris. Rien de mieux qu'un bon combat clandestin pour passer ses nerfs. Moins risqué et plus fun que ce que j'ai tenté d 'accomplir ce soir. Cette fois, je lui réponds :
— Ok, mais à condition qu'il n'y ait que du thé ou, à la rigueur du jus de fruit.
— Parfait. C'est une promesse !
Il met le contact et s'engage dans sur l'avenue Yasukuni pas encore totalement saturée, en direction de la maison.

* * * * *


Cette histoire n'est un petit morceau d'un ensemble plus grand, un bout d'un puzzle que j'assemble pour me changer les idées. Ce projet est une sorte de récréation quand je rame trop sur l'écriture de mon roman en cours.

Si vous avez appréciez, dites le moi,  cela me motivera à continuer et à partager ce récit avec vous.


5 commentaires:

  1. Moi j'en lirais volontiers plus! Félicitations, en tout caS. Je suis impressionnée par ces deux textes.

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  2. Idem, on ne se lasse pas du talent de ton écriture. ^^

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  3. J'aime assez ce style un peu polar des bas-fonds Nippon, à l'exception de ce cliché stéreotypé de la prostituée Philippina donné en cadeau par le patron dans: "Et il n'avait pas sorti l'artillerie hier soir quand je l'ai accompagné au club. Je me suis éclipsé juste après qu'il ait choisi sa marchandise. Une Philippine pulpeuse et majeure."

    C'est un cliché qui perpétue la fausse idée du genre toutes les femmes Philippinas sont ou putes au Japon ou domestiques en Arabie Saoudite. Ce cliché est injuste et diffamatoire, perpétuant une fausse idée de la femme Philippina internationalement.

    Le pourcentage de femmes Philippinas prostituées au Japon ou domestiques en Arabie saoudite ne représentant qu'une infime minorité de femmes Philippinas sur une population de 98 millions de Philippins.

    La plus grande majorité des femmes Philippinas étant des femmes intègres, de bonnes épouses fidèles et travailleuses, de très bonnes mères. Je te rappelle aussi que les Philippines est le premier pays d'Asie du Sud-Est Asiatique et de l'Extrême Orient qui ait eu une présidente femme: Cory Aquino. Car la femme aux Philippines est respectée, ayant toujours eu une place égale à l'homme dans la société, et cela bien même avant que l'égalité de la femme soit apparue dans les sociétés occidentales.

    Je te demande donc de ne pas ternir l'image des femmes Philippinas injustement dans tes écrits.

    Et à ma connaissance les putes au Japon sont de multi-nationalités et couleurs. Car dès il y a de l'argent facile à gagner par ce genre de service et une clientèle abondante, les femmes faciles et mercantiles accourent.Je peux personnellement te témoigner que dans les années 70 il y avait même déjà quelques françaises qui y pratiquaient cette profession....

    Bien à toi,
    Hervé Courtois, alias D'un Renard

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  4. @Marie et Zibpanu : merci pour vos encouragements :) Je me suis vraiment amusé à écrire cette scène.

    @D'un renard : alors ton avis est tellement hors sujet et à côté de la plaque que je ne sais pas comment réagir.

    Pour faire court, c'est un texte romanesque, je suis écrivain, c'est mon texte, mon univers, mes perso donc je fais CE QUE JE VEUX.

    Si ca te choque tant pis. Mais vu que tu t'es arrêté à un détail insignifiant, je ne suis par certaine que tu ais saisis le sens du texte, qui est, une FICTION.

    Je m'arrête là que je m'énerve et que c'est stérile. Il est hautement probable que, sur ce sujet, on puisse être d'accord sur le fait qu'on ne se comprendra pas.

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  5. je viens de découvrir la suite !!! bravo pour la victoire !! moi ça me rend curieuse de savoir qui est ce personnage a un moment j'ai même pensé QUOI ,j'ai du mal a le visualiser ( pas assez de donnée ::) un peu loup peut-être ?? j'espère une suite ,très beau texte digne d'une écrivaine, c'est mon avis !!! encore bravo DOMY

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Marianne