Elle a acheté une tasse couleur mousse des forêts, en céramique fine, fabriquée à la main, pour y boire du thé. Chaque année, place St Sulpice se tient sous des barnums ouverts, un salon d'artisanat d'art où des céramistes donnent à admirer leur travail aux chalands. Des arts de la tables à des œuvres contemporaines abstraites. Styles et techniques se côtoient dans un camaïeux d'ocre, de gris, de bruns, de cendre et parfois, avec quelques pointes de couleurs. Elle essaye de s'y rendre à chaque fois, par curiosité et par goût pour ce miracle de terre, d'eau et de feu qui s'incarne dans un objet utile ou superflu, souvent avec une force vive qu'elle perçoit du bout de l'index timide, lorsqu'elle ose caresser sa surface.
C'est la vivacité joyeuses des tasses qui l'avait arrêté à ce stand. D'abord, elle en avait choisit pour lui, une pièce incroyable de porcelaine. À l'intérieur, un vert d'eau émaillé, à l'extérieur, une blancheur immaculée rabotée, limée, pour laisser paraître en motifs ovales la couche cachée d'un rouge profond. L’artisane lui a expliqué la de fabrication, le processus assez long de cuissons multiples et le lent polissage pour faire jaillir la couleur. Le résultat était surprenant, un objet onéreux mais unique, original, à la fois simple et complexe dans sa fantaisie. Le comptoir et les étagères débordaient de merveilles mais une tasse particulière a accroché son regard, la tasse aux mousses. Son dévolu jeté, plus d'hésitation possible. L'imparfaite répartition de la teinte, sa profondeur, l'extrême finesse de la matière, le toucher avec une légère rugosité. Elle pouvait déjà sentir le contact sur ses lèvres, sa chaleur, son poids une fois pleine.
Une tasse pour elle
Au moment d'emballer le précieux achat, la céramiste a tapé doucement contre la paroi en la tenant proche de son oreille. Le son lui a confié un présage :
— Hum, j'ai un doute sur celle-ci. Vous n'en voulez pas une autre ?
Elle l'a regardé étonné et a secoué la tête. Non, elle désirait celle-ci, aucune autre.
— Il y a peut-être une malfaçon, si jamais vous avez un souci, n'hésitez pas à passer à l'atelier, je vous la changerai.
Mais non, elle n'en voulait pas d'autre, car parfois les objets nous choisissent pour raconter ensemble un bout d'histoire.
L'été est passé.
Dans la tasse aux mousses, du thé, sous le soleil de la terrasse, donnait un peu de la fraîcheur des forets à la touffeur de la ville. Lentement, la théine a fait son œuvre. Révélée par les bruns imprégnés, la fêlure est apparu.
Au fil des semaines, elle regarde la ligne s’assombrir et marquer la vulnérabilité, chaque jour un peu plus franche, alors que le breuvage œuvre dans l'interstice. Elle pourrait contacter la céramiste qui alors lui changerait la tasse. De la pulpe du doigt, elle effleure l'imperfection, mais le toucher ne révèle pas la cassure en devenir. Elle s'angoisse du moindre choc contre la porcelaine de l'évier lorsqu’elle la lave, lorsqu'elle la manipule et la pose un peu sèchement sur le verre de la table, le bois de son bureau ou le granit du plan de travail. Ces matériaux deviennent des dangers potentiels, des ennemis.
Pourtant, elle ne se résout pas à téléphoner à l'artisane.
L'automne est passé. À l'usage, la fêlure brunit et croit encore.
L'autre tasse, elle, continue sans peur de servir vaillante, entre les mains de l'homme, ignorante du risque qui pèse sur la fine peau de mousse de sa sœur, de plus en plus confinée au placard. Un peu de poussière s'amasse, sans dissimuler le défaut.
Un matin, dans la froide lueur hivernale, de nouveau, elle la sort et y verse avec précaution un thé Oolong brulant, un roux translucide égaie la mousse délaissée. Les lèvres maintenant sentent l'imperfection et perçoivent la rupture à venir. Est-ce trop tard pour contacter la céramiste ? Oui, plus de six mois maintenant. A-t-elle le courage de mettre au rebut l'objet en raison de son potentiel de perte ? Est-ce légitime d'en désirer un autre qui ne porterait pas ainsi les stigmatiques de sa mort prochaine, inscrite dans une ligne de faille.
Depuis l'étagère, l'autre tasse, blanche et rouge, reste impassible.
Attendre la fin, après tout, c'est le lot de chacun.
La vie est un risque en soi. Et si la tasse se brise, avec un peu de volonté et d'investissement, la réparation, le kintsugi, sera toujours une possibilité, un choix.
Alors, elle continue encore avec la tasse aux mousses des forêts.
Cinq heures du matin et je viens de te lire, bercée par le rythme des mots qui se tiennent les uns aux autres, créant ainsi une mélodie captivante jusqu'à la dernière ligne. Le destin de cette tasse couleur mousse des forêts est loin d'être banal, comme d'ailleurs ne l'est pas, aucune autre vie ...
RépondreSupprimerRéparée, elle pourrait traverser les temps ...
Le visible réparerait-il l'invisible ? Probablement.
Bisous Marianne ❀