Je ne voulais pas rentrer. Je ne voulais pas retourner à Paris, je ne voulais pas affronter la déliquescence du lieu de vie, pas affronter le périple administratif, pas affronter la préparation d’un inéluctable déménagement. Trier, vider, donner, jeter, s’occuper de régler des problèmes factuels, envisager des solutions matérielles, alors que l’angoisse de la situation sanitaire, plus diffuse, s’empile sur celle des lendemains différents de tout ce que j’avais anticipé.
Je ne voulais pas rentrer. Je ne voulais pas me retrouver seule dans le triplex trop grand, trop plein de nous, trop vide de moi. Je voulais rester dans cette chambre aveugle, assez loin d’un couple qui s’aiment pour ne pas ressentir de gène, assez proche de ce petit petit cousin rouquin, quinze kilos d’enthousiasme, de joie de vivre et d’émerveillement (même s’il bouffe tous les escargots).
Je voulais rester avec juste une rue sans voiture, la vue sur le champ en pente douce, la forêt à quelques dizaines de mètres, les salamandres, les sangliers, les chauves souris dans les combles, le chien sous la table, les guêpes sur la table (ou sous la plante des pieds, pour la malchanceuse), la maison de parpaings en construction et celle de pierre du pays pour une future réfection.
Je voulais rester là, assise à la table du salon, le vrombissement doux de l’ordinateur portable, la chaleur du thé proche de la main gauche, la lumière psychédélique de ma souris rose sous la main droite, mon style plume turquoise, mon cahier de travail, quelques bouquins de doc, la Switch pour une pause ludique. Je voulais rester là, à écouter ma cousine parler avec ferveur de la reprise de ses études — un Master 2 en sciences de l’éducation — à écouter Jon raconter les anecdotes hallucinantes sur la vie de l’endroit où il a grandi, où tous le monde se connait, s’aime, se tacle et parfois, révèle des abîmes de stupidité ou d’ignominie. Je voulais rester là à écouter Isidore, deux ans, articuler ses mots préférés « non » « encore une » « crotte » (le surnom de la chienne), à écouter le vent, la rivière, le coq, les piaillements des hirondelles qui nichent sous l’appentis, les pleurs d’un nourrisson plus haut dans le village, le bruit d’un engin de chantier ou d’un tracteur, les salutations trop cordiales…
Le dernier soir, comme d’autres soirs, je suis partie marché après le repas, direction la forêt jusqu’à la langue de prairie fauchée qui l’ampute. La nuit nait du sous-bois, elle montre de la terre. Il avait plu et la rivière, regonflée après plusieurs jours de canicule, avait pris ses aises sur l’un des chemins. Parfums et chants d’oiseau au couchant évoquent toujours mon enfance dans cette rue courbe, avec la maison au point le plus convexe, en face du bout de route qui menait nulle part, qui n’avait même pas de nom. La dernière tranche de la construction de « La clairière » n’avait jamais été construite. Revers de fortune du promoteur ou refus de la mairie ? Qui-sait ? Si le jardin de mes parents restait de taille modeste, j’avais comme terrain de jeux ce parc abandonné du manoir d’en face et le terrain vague immense laissé en friche.
Me promener seule, à la campagne, ou mieux, avec un gros toutou, ravive cette mémoire de la terre collante sous les chaussures, de l’air au parfum végétal, du brouhaha des insectes excités par la fin de la journée, des cris dans les cimes pour trouver la bonne branche où se reposer, la mémoire de l’enfant qui a grandi dans l’entre-deux d’une ville d’Ile-de-France, ni banlieue, ni campagne, ni province fière de son identité.
Je ne voulais pas rentrer. J’ai traversé le village presque endormi, je suis repassée devant le 13 sans m’arrêter et j’ai marché, marché jusqu’à laisser dans mon dos les dernières maisons du hameau, marché jusqu’au panneau barré de rouge. Au-dessus de la ligne émeraude des arbres, un nuage rougissant tente une timide conquête du ciel, et à ses pieds, la terre elle exhale un brouillard tout aussi discret. L’air se rafraichit. Ici, l’été s’achève plus vite. Je respire. Ma valise est prête. Demain, je me lèverai trop tôt pour partir avant six heures. Je ne veux pas rentrer.
J’ai salué les vaches, les pâtures, les chaumes, les parcelles morcelées de foret cultivée, le vallon, la colline, les traces des avions, l’étoile du berger, le panneau de la commune, puis, je suis rentrée.
Tout ça te remplit maintenant et éclairera et réchauffera tes jours et tes nuits à venir.
RépondreSupprimerMerci de partager tes mots Marianne, ils sont pleins. Et ils s'en vont toucher le sensible en chacun.
Des pensées et des bisous de belle soirée automnale !!!
Merci <3 <3 <3
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