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Cette semaine, vous avez droit à deux chapitres !
Si vous ne connaissez pas Sherlock, voici un article pour commencer.
Chapitre 13
L'iris gris-vert des yeux de Sherlock sont translucides, figés dans le blanc scintillant qui s'échappe de l'écran de l'ordinateur portable. Mon ordinateur. La seule lumière de la pièce. Il a trouvé le temps d'acheter et de faire livrer un fauteuil neuf – ou plutôt une vieillerie design d'antiquaire, kitsch à souhait – mais par contre, il n'a pas investi dans sa propre machine. Cela ne me surprend pas. Ses longs doigts de pianiste volent sur le clavier avec célérité. Dire qu'après presque cinq ans à bloguer, je tape toujours avec mes deux index...
J'allume la liseuse, puis la lampe sur le bord de la cheminée. Le cône de clarté donne au crâne un air sinistre, dangereux même. Je passe sans un mot en direction de la cuisine. J'ai la dalle. J'attrape une pomme en guise d'appétitif. Je crois que je vais ignorer le truc. Oui, cette solution me plaît bien. Oublier que Sherlock m'a embrassé. Sur les lèvres. Pour l'instant, carpe diem. J'étire mes muscles douloureux. L'adrénaline, merveilleuse amie pour se vider la tête, a reflué et demain, je paierai ma séance intensive avec quelques courbatures.
Sherlock est soudain derrière moi, l'air encore absorbé dans ses pensées. Il s'est changé. Il a mis un des ses vieux pyjamas et enfilé sa robe de chambre en satin bleu qui lui donne un air d'aristocrate décadent. Machinalement, je débarrasse un peu et sort deux assiettes. Je mets le couvert et réchauffe deux des plats mitonnés par Mrs Hudson. Quand il s'attable avec moi, je suis surpris.
— Tu as terminé ?
— Hum ?!
À son regard distant, je comprends qu'il est encore en train d'échafauder son plan pour son grand come-back.
— Les documents que tu veux donner.
— Ha, non. Pas encore. J'ai presque fini celui pour ta copine – et l'acidité du mot m'arrache un sourire – et je voudrais vraiment que tu le corriges. Tes capacités rédactionnelles semblent plaire plus que les miennes. La section de ton blog sur les inepties dans les séries TV, j'avoue, est assez cocasse.
Il détourne le regard et se concentre avec trop de sérieux sur son ragoût de mouton et ses haricots. J'attends une remarque moqueuse, en vain. C'est vrai que j'ai pris l'habitude de démonter les diagnostiques médicaux souvent ridicules – quel patient à TOUS les symptômes d'une maladie quand il débarque aux urgences ? – et j'ai pris un malin plaisir à chiffrer, à la louche, la quantité délirante d'analyses en tout genre menées par la police scientifique. Un seul épisode suffirait en général pour cramer le budget annuel de fonctionnement de tout un service.
— Tu as continué de suivre mon blog ?
— C'était un moyen simple et efficace d'avoir de tes nouvelles...
— Je pensais que tu étais en contact avec Molly. Et Mycroft.
— Pas vraiment. Molly m'a envoyé des mails te concernant, mais j'avais besoin d'informations objectives.
Je retiens le commentaire désagréable. Il lui aurait suffit de me contacter directement. Mais je sais que, dans la tête de Sherlock, ce n'était pas une option. On continue de manger dans un silence bizarre. Plusieurs fois, mes yeux glissent sur ses lèvres. Ma main gauche fourmille, sans y penser, je serre et desserre le poing. J'ai l'impression d'être une souris de labo. Je sens l'attention démesurée dont je suis l'objet.
— J'aimerai que tu me racontes. Toi.
Un sursaut que je masque en me grattant le haut du crâne. De que quoi parle-t-il ?
— Quoi ? Te raconter quoi ?
Une respiration et il se jette à l'eau :
— Ce qui s'est passé après. Après mon suicide fictif. Molly a filtré ses propos, pour m'épargner probablement. Je lui ai dit clairement que j'avais besoin de données factuelles, neutres. Elle ne comprends pas que je fonctionne sans empathie.
L'agacement dans sa voix détend l'atmosphère. Il a cette expression, cette mimique irritée. Je le retrouve soudain et tout est plus facile.
— Tu veux que je te raconte ma vie sur ces trois dernières années ? En détails ? D'abord ça va me prendre des heures et ensuite, ça va être assez pénible pour moi.
— N'exagérons rien, un résumé me suffira. Juste les points les plus marquants. Et comment tu allais. Comment tu vas aujourd'hui... J'ai besoin d'éléments pour comprendre John...
Je ne lui demande pas ce qu'il a besoin de comprendre. Surtout pas.
— Ok. Mais après le repas. Et avec un thé.
Avec un mug de thé noir et un nuage de lait, même les histoires tristes s'adoucissent. Merde. J'ai oublié le lait. Tant pis...
Sherlock est avachi dans le sofa, allongé en diagonale, ses pieds nonchalamment posés sur la table basse. Voilà bien deux heures que je parle, assis confortablement dans le nouveau fauteuil. Il est vraiment agréable, moelleux avec un dossier bien droit. Idéal pour la lecture.
Sherlock ne remue pas d'un poil. Je discerne juste sa cage thoracique qui se soulève avec un rythme d'horloge suisse. Je suis étonné par son écoute, tant que je ne peux m'empêcher de faire des pauses, pour vérifier qu'il ne dort pas. Il m'encourage alors d'un son, d'un geste. Parfois, il m'arrête, me fait préciser mon récit. Sa patience m'apaise.
Bien sûr, j'ai fortement résumé, retiré les éléments trop intimes et passé sous silence la profondeur de ma... douleur. Je lui ai parlé de la thérapeute incapable. Il s'est alors agité en me traitant d'imbécile, que si j'avais suivi le conseil de son frère lors de notre première rencontre j'aurai, premièrement, économiser de l'argent, deuxièmement, retrouver un équilibre plus rapidement. Je le remercie de sa sollicitude. Après coup, je me demande quand même comment il sait ce que Mycroft m’avait dit dans ce parking glauque...
C'est dur.
Lui dire à lui, à quel point j'ai eu du mal. À quel point je me suis senti paumé et seul. Perdu en route à essayer en vain de retrouver quelque chose que je savais disparu à jamais. Alors, je ne le dis pas. Je parle des faits. Comment j'ai essayé de faire comme les autres, vivre dans une banlieue miteuse, bosser dans un cabinet de médecine générale. Je ne lui dit pas que revenir à Baker Street était au dessus de mes force. Que d’aller à Barts, de voir ce bout de trottoir, était insupportable. Alors, j’ai essayé une autre vie. Aider les gens et pourtant, m'ennuyer. Me faire chier à en crever.
Admettre que je me suis mis dedans comme un grand – il est trop aisé de charger tout sur la tête de la psy. Admettre que sans Mycroft, et sans ceux que j'ai ignoré pendant un an, je n'aurai pas remonter la pente, voilà le plus difficile. Le plus honteux. Mais il ne dit rien. Alors je continue. Et la suite vient, naturellement. Et mes yeux cessent de piquer.
À un moment, il me demande juste :
— Donc, tu es revenu ici en août, il y a deux ans.
Quand je confirme, il jure dans sa barbe, visiblement irrité. Il me fait signe de reprendre. Je continue encore jusqu'à rattraper le présent et ma colère, momentanément ravivée. Remuer tout ça n'est pas une sinécure.
Enfin, je me tais, et laisse entre nous retomber trois longues années de deuil, ou de tentative de deuil. inutile. Un gâchis d'énergie, des angoisses stériles...
Quand je porte la tasse à mes lèvres, le thé froid, astringent et amer, me ramène dans le réel. Sherlock m'observe :
— Tu veux que je fasse chauffer de l'eau ?
— Non. J'ai besoin de quelque chose de plus fort.
La bouteille de Gin me paraît la bonne ordonnance. Je me lève, ankylosé. Je mets la fatigue sur le dos de la boxe. Une bonne rasade. Sherlock acquiesce quand je désigne la bouteille du menton. Je le sers aussi. J'hésite et en final, je m'approche pour lui donner le verre, plutôt que le poser sur la table. Anonyme. Il s'extirpe du sofa en grognant.
— T'as repris des médocs ?
Il me désigne le liquide transparent :
— Prescription du docteur. Après tout, c'est à base de plantes.
Je glisse le verre dans sa main tendue alors qu'il change de position et s'assoit de façon orthodoxe. Je prends la place à ses côtés. Ne pas réfléchir. Saisir l'opportunité. Décoder les indices à la volée.
— Je savais que tu avais mal réagi à mon décès. Attends, écoute moi. C'est mon tour.
J'étouffe l'accès de rage qui vient de torde mon estomac. Mal réagi ? Mal réagi !!!
— Tu m'as demandé pourquoi j'avais mis tant de temps pour revenir... C'est confus.
Il fronce les sourcils, visiblement désemparé par sa propre incapacité à s'exprimer. Puis, il se tortille un peu et sort de la poche de sa robe de chambre une enveloppe de papier kraft pliée.
— Par contre, reprend-il d'une voix très douce, je peux t'expliquer exactement pourquoi je suis revenu.
Il me tend l'enveloppe, et curieux, je l'ouvre avec hâte. Dedans, une lettre, un mot plutôt, manuscrit. Je reconnais tout de suite l'écriture. Pas besoin de lire. Les mots ressurgissent, clairs et tranchants. J'en suis l'auteur. Pas de date. Un bon état de conservation. Il a dû comprendre que c'était du passé. Que je vais bien. Pourtant, je vois sur le visage de Sherlock la raison de son retour, toutes ses craintes, tout son désarroi... Dans ses yeux, l'ombre de la panique qu'il a dû ressentir à la lecture.
— Bon sang ! Sherlock, ça va maintenant. Je vais bien.
C'est instinctif, je ne réfléchis pas. Je l'enlace et l'attire d'un mouvement maladroit contre moi. Contre moi. Je réalise qu'il retient son souffle. Qu'il se laisse guider. Je le garde ainsi, tout contre moi, plusieurs secondes. Plusieurs dizaines de secondes. Il a vraiment maigri.
— Sherlock, j'ai écrit cette lettre quand... Ça faisait un peu plus d'un an. Je t'ai dit que c'était difficile. J'étais pas mal perturbé. Et je prenais des antidépresseurs. Des saloperies. Tu sais bien que ça dérègle. Même un cerveau comme le mien.
Il étouffe un juron dans mon t-shirt. Inspire. Je m'attends à ce qu'il s'écarte. Mais il love sa tête dans le creux de ma clavicule. Ses cheveux me chatouillent le cou. Il murmure :
— Je n'ai pas fait tout ça pour que tu te fasses sauter le caisson ! Je me suis planté. Avec Moriarty. Je pensais m'en sortir. Quand j'ai compris le piège, il était trop tard. Je ne voulais pas ça. Pas disparaître. Et quand j'ai lu ta lettre...
— Je sais tout ça.
J'ai vraiment envie d'en coller une à Mycroft. Le résultat a été immédiat. Mais à quel prix. Je me racle la gorge, et d'une voix que j'espère posée, j'ajoute :
— J'imagine qu'il t'a mis un mot. Une explication du genre « Watson a pété une durite et Sig Sauer est devenu son meilleur pote. Il veut même lui rouler un patin ».
Un spasme agite Sherlock, un instant je crains le pire, mais non. Il hoquette, se redresse, du rire plein les yeux.
— Pas en ces termes. Plus « tes enfantillages et tes tergiversations vont te coûter ce que tu as de plus cher ». La morale habituelle. Je suis immunisé. S'il n'y avait pas eu la lettre, avec ton écriture...
Sa chaleur me quitte. Je ramène mon bras qui était toujours enrouler autour de son épaule. Le mouvement me semble terriblement inadéquat. Je ne sais que faire de mes mains. Je me penche et attrape mon verre de gin. Je bois une bonne gorgée que je conclue, d'un ton péremptoire :
— Ton frère est un crétin.
— C'est rassurant. D'habitude c'est moi que tu traites de crétin.
— Non, toi tu es un idiot. C'est différent. Je suis juste heureux que tu sois revenu. Même si c'est pour une mauvaise raison. Une crainte infondée.
— Moi aussi.
Il se saisit de mon verre, visiblement plus accessible et le vide d'une traite.
— À la tienne...
* * *
Chapitre 14
Je me cale tout au fond du sofa en essayant de mettre un peu de distance entre nous. Sa proximité devient dérangeante. J'ai juste terriblement envie de l'avoir encore contre moi. C'est tellement concret. Tellement rassurant. Le silence me pèse. Pourtant, il a toujours été là, entre nous. Un mode de fonctionnement qui oscille entre les monologues brillants ou les jérémiades pénibles de Sherlock et de longues heures tranquilles. Moi qui lis, ou écris. Lui qui déambule dans les couloirs de son palais mémoriel. Parfois, qui joue du violon. Je ne suis pas mélomane – juste quelques cours de solfège et de clarinette qui m’ont donné des bases –mais j'ai toujours apprécié l'écouter. Je crois que tout notre mode de communication fonctionne par les silences. Et jamais je ne les ai trouvés lourds, encombrants. Sauf quand j'attendais, souvent en vain, des excuses pour un comportement particulièrement choquant. Ou blessant.
Là, je ressens le silence autrement. Comme une distance à franchir.
— Où sont tes affaires ?
— En France. À Montpellier. Elles devraient arriver dans deux ou trois jours. Je n'ai pas grand chose.
Il attrape la bouteille de gin et en verse deux doigts dans le verre qu'il m'a piqué. Il me le tend et prend le sien qui attend sagement sur la table basse. Cette fois, il trinque vraiment. Le tintement clair sonne joyeux. Je me décide :
— Pourquoi, tout à l'heu...
— Carmine et toi, c'était sérieux ?
Nos voix se télescopent et sa question me coupe dans ma lancée kamikaze. Il me regarde de biais. Un rictus au coin de la lèvre j'acquiesce. Le sujet de la journaliste ne me plaît pas trop. Au demeurant, il est moins casse-gueule que celui que j'avais en tête. Carmine n'est pas du genre à user de ses charmes pour obtenir des renseignements. Avec moi, c'était différent. Je plais aux femmes. C'est un grand mystère que je n'ai jamais résolu. Si je savais pourquoi, je serais peut-être capable d'avoir des flirts qui durent plus de trois mois. Capable aussi d'éviter les nanas qui jouent hors de ma catégorie avec le ridicule que cela engendre. Pas de relation. Juste un plan fesse, tellement plus simple, tellement plus... anonyme et solitaire aussi.
Après une hésitation, le génie se lance :
— Elle a l'air d'être toujours intéressée... J'ai entendu, l'invitation. Pas très discret si tu veux mon avis...
— Sherlock...
Il reconnaît une menace mais se trompe sur sa signification. Je suis certain que Molly a dirigé de son propre chef les opérations de sabotage systématiques de ma vie amoureuse. Je ne peux quand même pas être mauvais à ce point ! Je ne lui en veux pas. Mais il est quand même temps que je me débrouille tout seul.
Après tout je sais ce dont j'ai besoin. Le vouloir m'effraye.
J'ajoute, plus gentiment :
— C'est une jeune femme brillante. Très compétente et elle a une expérience de reporter dans des contrées difficiles, notamment au Proche Orient. C'est une source d'informations précieuses et je compte rester ami avec elle.
— Ami ? Juste ami?
— Oui, ami. Le reste, c'est derrière nous. Je n'ai pas envie d'y revenir.
— Ha ! Bon...
Au ton, je reconnais sa satisfaction. Il me paraît judicieux de préciser :
— Mais tu te souviens, je t'ai demandé de respecter mon intimité, et mes relations...
— Je partage ton intimité John. Quant à « tes relations », si tu veux parler de ta collection de petites amies qui défilent si vite que personne ne peut retenir leur biographie – pourtant résumable en dix lignes – je crois que j'ai trouvé la solution.
Je n'ai pas le temps de rétorquer une réflexion bien sentie. Un truc méchant. Pas le temps de reculer. Pas le temps. C'est fulgurant.
Il se tourne vers moi. M'embrasse.
Encore.
Pas de doute hein. C'est franc, viril, totalement incontrôlé. Ses mains sur mes pectoraux me poussent. Ma tête cogne l'accoudoir. Nos dents s'entrechoquent. Un des pires baisers de ma vie. Un des meilleurs. À se noyer.
Suite : chapitre 15
domy / whaou !!! c est tellement bien vu il y a beaucoup de tendresse j'aime beaucoup , il n'y a pas à dire c'est du bon et beau travail ( a relire ) felicitation a mercredi prochain
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