5 avril 2011

Cleer : be youself... but not human !

Cleer, sous titré une fantaisie corporate, propose de l'anticipation urbaine avec une touche policière. Un roman français, écrit par deux jeunes auteurs : Laure et Laurent Kloetzer. Un livre virtuose, atypique et surprenant. J'ai adoré et surtout, j'ai été ébranlée...


Roman concept

Edité chez Denoël dans la collection Lune d'Encre, Cleer soigne tant la forme que le fond.

Une belle maquette, originale et totalement dans l'esprit du roman, alpague le lecteur innocent (moi) avec efficacité. Le contenu est à la hauteur de l'écrin.

Construit au départ comme un policier froid et efficace, Cleer aborde des thèmes sociaux d'actualité avec un angle novateur.

Cleer est une méga-corporation tentaculaire digne d'un univers cyberpunk.
Cleer, un nom, une marque.
Un concept en harmonie avec le jargon professionnel des boites de consulting et de management ou l'anglicisme devient une langue indépendante, vivante. Cleer étend ses pseudopodes dans tout les domaines économiques : agro-alimentaire, cosmétique, pharmaceutique et médical, e-commerce...

Son capital le plus précieux est immatériel : son image.
Et comme pour l'entreprise à la pomme, son image doit rester impeccable , transparente et lumineuse comme le logo pur de blanc et de bleu reconnu de tous, partout. Cette image lisse et moderne qui hante l'opinion, fait rêver les foules et fantasmer ses employés. Seule la réussite professionnelle peut amener l'individu à se transcender, à l'ascension.




Charlotte et Vinh sont consultants, nouvelles recrues du service de la Cohésion Interne de chez Cleer. Charlotte, adepte des méthodes de psychologie cognitive, à l'empathie et à la sensibilité hypertrophiées accompagne Vinh, un crack des nouvelles technologies (et pratiquant bourrin d'art martiaux) dans des enquêtes avec des délais serrés et une obligation de résultat.
Leur objectifs : étouffer dans l'oeuf les scandales dans les nombreuses filiales du groupe avant qu'ils aient de fâcheuses retombées sur l'image du Groupe.

Une suite de missions sensibles et risquées mettent à rudes épreuves les compétences très complémentaires des deux personnages. En cinq enquêtes, les époux Kloetze dépeignent les rouages d'une civilisation capitaliste et libérale où règnent en maître la loi de l'image de marque. Cleer, enfant prodigue, brille comme un soleil, un messie.

Peu à peu, les différences entre les approches de Charlotte et Vinh nourrissent des tensions. La jeune femme, à la santé instable, profondément humaniste, prolixe dans ses rapports, a du mal à apporter la synthèse rapide et concise nécessaire à Vinh. Ce dernier, ambitieux, manie la diplomatie pour satisfaire ses visées politiques.
Une idéaliste humaniste intuitive face à un carriériste cérébral prêt à vendre son âme pour une place dans les hautes sphères si lumineuses, si aveuglantes...

Une écriture brillante

Le style littéraire allie jargon publicitaire et poésie industrielle, une alternance entre des slogans incisifs et des descriptions minimalistes aussi flamboyantes qu'un discours religieux. Cleer fait un grand écart permanent entre le sensoriel direct et l'intellectualisme abstrait. L'écriture m'a tellement séduite que j'ai envie de relire le bouquin juste pour la savourer, maintenant que je suis libérée de ma curiosité première.

Les auteurs jouent aussi les équilibristes sur le fil ténu de la narration. Si au début, l'enquête et la vie quotidienne ancre le lecteur dans l'histoire, d'autres éléments moins tangibles prennent bientôt le pas.
Les desiderata d'ascension passionnés prennent le dessus pour Vinh alors que Charlotte, confuse, se débat avec les aléas de son corps, noyé dans une tourmente sensorielle. L'enjeux n'est plus de résoudre la crise qui menace...

Cleer est aussi un ouvrage parsemé de références à la culture SF. Ces rappels à notre monde engendre une distanciation naturelle avec les personnages principaux, augmentée par une ironie mordante, distillée avec discrétion.
D'ailleurs, malgré une écriture à la première personne avec une alternance de point de vue, on ne s'identifie pas aux personnages. Je les ai regardée évoluer et se débattre avec une curiosité croissante mais toujours assez froide. Comme si l'objectivité du style des auteurs se communique au lecteur. Il devient un observateur posé et calme, qui regarde ébahi la tournure des enquêtes, et le glissement de l'objectif premier "sauvegarde de l'image de marque à tout prix" vers quelque chose de très différent.

Un logo-mandala pour une corpo concept
J'ai perçu Cleer comme une fable contemporaine sur la déshumanisation de notre société, de notre civilisation. C'est probablement cet aspect qui m'a le plus touché. Les deux personnages sont à la fois complémentaires et antagonistes, comme le yin- yang. L'un ancré dans la chair et la terre, l'autre consumé par un désir d'élévation quasi religieux.
Le suspens des enquêtes s'estompe face à la question centrale du devenir des personnages, de leur choix. Le roman glisse vers le mystique. Et le dernier chapitre, cynique à souhait, clôture l'histoire avec maestria. J'ai adorée la fin !
Cleer présente une réalité si transparente qu'elle s'étiole, s'efface au profit d'un culte de l'élévation et de la vacuité. Fascinant.



Notes et liens :

Je remercie Laurent Kloetzer d'avoir si gentiment répondu à mon mail. La rédaction de cette chronique a été assez laborieuse. J'ai dû tempéré mon enthousiasme pour ne pas (trop) dévoiler d'informations, sachant que mon analyse est fondée sur des éléments du chapitre final !

Le site de Laurent Kloetzer : http://www.noosfere.com/kloetzer/
Son blog : http://lependu.blogspot.com/

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Marianne