28 septembre 2016

La mort des idéaux [Journal#5]




J'étais idéaliste.
Je suis rêveuse.
J'étais perfectionniste.
Je suis lucide.

Ce n'est ni le temps ni les rencontres qui nous abiment, nous usent, nous maturent. C'est que l'on en fait. Bien sûr, si on se laisse porter, passif, dans un flot hoquetant, se noyer durant la crue est un risque majeur. Par contre, si on décide d'être un saumon, de remonter le cours, on fatiguera plus vite. Dans tous les cas, à la fin du voyage, la mort est la même. Ni douce ni meilleure. Juste inéluctable. Nous pouvons aussi apprendre à nager, à éviter les cailloux, les roches coupantes, naviguer dans les rapides, anticiper les tourbillons.
Mieux, on peut apprendre à surfer.
Toujours sur l'eau, toujours en contact, on profite de l'inattendu, on s'adapte, et dans les moments de calme aussi, on profite.

J'essaie d'apprendre à surfer.

Pour ça, j'apprends déjà à regarder mon environnement tel que je le perçois et non tel que j'aimerais qu'il soit. Je sais que ma perception est biaisée, puisque c'est la mienne, avec certains de mes sens défaillants et d'autres exacerbés. Ma perception n'est ni une réalité absolue, ni une Vérité. Elle m'appartient, évolue aussi, avec le flot. Parfois plus lentement que l'extérieur, parfois trop vite, souvent par à-coup, par phénomène de seuil.

J'étais idéaliste. Perfectionniste. Tyrannique dans le travail avec des objectifs souvent inatteignables, incapable de me contenter du résultat. J'étais tyrannique avec moi-même et ceux que j'aime, repoussant les limites, explosant les corps et les cœurs, trop violente dans mes mots, trop brusque, impulsive. L'altruisme et l'empathie ont limité la casse, mais pas toujours.





Je me suis usée vite. Abimée.
Je croyais mes cassures définitives, inéluctable.
Et puis, j'ai appris autrement. J'ai compris autrement.
La logique du corps, sa force, sa capacité de récupération, l'équilibre intérieur entre le cerveau qui bouillonne, le cœur qui palpite à bout de souffle, l'ossature malmenée qui hurle en silence sa peine et sa terreur. J'ai appris à faire taire, faire silence, faire aussi. Équilibrer "dire", "penser", faire" et peu à peu, mes sensations, mes perceptions s’apaisent, trouvent un agencement différent, plus harmonieux.

Je regarde le monde, et il ne me plait pas. Il ne correspondra jamais à mes idéaux. Non, les Hommes ne sont pas muent par l'amour. Leur soif de justice se mêle à la vengeance, à des querelles d'égo, à des guerres petites et étriquées.
Non, les Hommes n'aiment ni le changement ni n'acceptent leur mortalité. 

Je ne vais pas changer l'humanité.
Je ne vais pas changer le monde.
Il ne correspondra jamais à ma réalité intérieure, à mes aspirations, à mes rêves.
Tant pis.
J'ai les mots et les images. L'imagination. Le pouvoir de création, de fabrication. Je n'aime pas les nouvelles du monde et je n'aime pas beaucoup les Hommes non plus, en tant qu'espèce.




Je préfère le rayon de soleil par la fenêtre, la musique silencieuse des particules dansantes, le chat furtif au coin de la rue, la plante revêche qui perce le bitume, un roman aux pages cornées par des doigts avides, le son incongru d'un artiste qui m’émeut, l'odeur des feuilles de thé et de la forêt avant la pluie. Je préfère la terre sous mes pieds, les troupeaux de nuages et le vent sur la plaine. Je préfère me retirer un peu de la foule et de la cohue. Je préfère le chaos involontaire aux intentions de plaire, de gagner plus d'argent, de pouvoir. Je préfère contempler sans juger plutôt que de décrypter les causes des actions des autres, leur motivations-frustrations.

Je préfère ressentir. Prendre le temps de ressentir. Cultiver l'agréable, observer le désagréable, le comprendre, l'apprivoiser et s'il est trop pénible, attendre qu'il passe son chemin. J'ai lâché mes idéaux d'un monde plus juste, égalitaire, équilibré, harmonieux.
Je n'y crois plus.
Bien sûr, j'ouvre régulièrement ma gueule, je manifeste mon mécontentent ou j'agis. Parfois, j'oublie que les idéaux sont morts. Morts et enterrés. Je n'ai plus la foi en une humanité bienheureuse, qui accepterait les différences et l’altérité.

J'ai sorti ma pelle et sonné le glas des idéaux et du perfectionnisme au creux de la vallée, ou peut-être sous un arbre, à moins que ce ne soit enfoui dans une grotte, au bord de mer. Dessus, j'ai mis des pierres rondes, planté quelques fleurs, ou peut-être des coquillages.

Je laisse à d'autres les idéaux, les croyances de paradis et de rétributions futures. Je crois pas qu'on paye, qu'il y ait une justice après la mort. Certains humains commettent les pires méfaits et les pires crimes, et coulent une existence tranquille, peut-être heureuse, peinards. Loin des affres de leurs victimes.
Ça ne me plait pas. C'est ainsi. J'ai beaucoup d'admiration pour ceux qui les traquent, les exposent, se battent sans relâche. J'ai beaucoup d'admiration pour ceux qui sauvent, des vies, des psychés. Ceux qui pansent les plaies des Hommes et de la Terre. Ceux qui ont la foi. Ceux qui ne lâchent rien et jusqu'à leur dernier souffle continuent le combat.
J'ai de l'admiration mais aucune envie.
Je ne suis pas ça et je ne le deviendrai pas.

Ce monde me déplait.
Les hommes me déplaisent.
Tant pis.

Mon seul réel pouvoir de grenouille est celui de changer en moi ce ce qui ne me plait pas. Enterrer mes idéaux et regarder simplement le monde et les autres tels que je les perçois et non tels que je souhaiterais : voici un objectif d'apprentissage quotidien qui devrait m'occuper jusqu'à ce que je passe l'arme à gauche. 



 Photo prise à Nice, au cimetière et ailleurs

22 septembre 2016

Les étoiles de Miu : quand Agnès Domergue glisse du rêve dans le quotidien




Agnes Domergue, musicienne, auteur jeunesse et illustratrice, attrape dans ses filets la poésie de l'existence et la partager dans ses livres, d'une simplicité touchante. Avec l'album Les étoiles de Miu, elle offre au lecteur un regard tendre et magique sur le monde.



Miu est une petite fille au joues roses qui vit avec son chat. Autour d'elle, des étoiles. Parfois à porté de main, parfois inaccessible. Nous suivons l'enfant dans des historiettes entre album et BD où le merveilleux et la surprise nous attendent toujours au détour d'une case ou d'une page. Je me suis laissé emporter par ces étoiles comme fil conducteur lumineux et j'ai eu encore envie de partir loin de la ville admirer le ciels nocturnes loin de la pollution humaine.

Voici un livre simple qui s'adresse bien sûr aux enfants mais aussi à l'enfant que nous avons été et que certains d'entre nous cultive avec attention. Un livre pour réapprendre à rêver et repeupler le quotidien de merveilleux. Un livre pour accepter que parfois on est triste, pour laisser passer les émotions, savourer la joie, et la richesse de chaque instant.



J'ai adoré la spontanéité du récit, son enthousiasme, sa simplicité de forme avec un dessin épuré et la profondeur de la vie qui se tisse, en arrière plan. Le choix d'un papier à aquarelle épais met en valeur les illustrations ; surtout, cela donne dans la main une sensation de plein, de lourdeur concrète qui contraste avec la dimension quasi-philosophique du récit. Les étoiles de Miu, suspendu entre rêve et réalité, terre et ciel, apporte une bouffée de fraicheur, invite à la contemplation et aussi, à vivre, tout simplement.

Ce livre n'est plus disponible chez l'éditeur, vous pouvez cependant vous le procurer directement au près de l'auteur (ce que j'ai fait) via son blog : https://agdoalto.blogspot.fr (il y a un formulaire de contact dans le colonne de droite).
Agnès Domergue a également collaboré avec Cécile Hudrisier pour une série surprenante de trois album en haiku : conte, mythe grec et fable de la fontaine. 
Critiques à lire ici : 



15 septembre 2016

Le chat d'Enoshima par Nemiri et Slocome : une belle fable japonaise




Le dessinateur Nicolas Nemiri au trait aussi lâché, vif et coupant qu'une bourrasque, s'associe à Romain Slocombe, romancier et artiste fasciné par le Japon. Le résultat est un magnifique album jeunesse aux éditions du Petit Lézard, aussi soigné qu'un ouvrage d'art, avec plusieurs niveaux de lecture.

Chat, yakusa et petite fille


Tomomi, une petit Japonaise, vit sur la petite île d'Enoshima avec ses parents, sa grand-mère et Haru, son chat. Un jour, son père disparaît en mer. Et puis, tout dérape. Des hommes patibulaires débarquent dans leur maison et menacent les trois femmes. La famille déménage alors pour Tokyo avec précipitation. Un jour, dans la capitale, Haru lui aussi disparaît laissant Tomomi désemparée dans cette ville où elle se sent perdue, regrettant chaque jour la maison d'Enoshima. Un jour, une amie lui souffle la solution...

Le chat d'Enoshima est une fable moderne complexe. Elle aborde les liens d'affection, que ce soit entre les membres d'une même famille ou avec nos animaux de compagnie. Elle parle aussi des choix des adultes et leur conséquences. J'ai adoré la fin heureuse et tendre. Impossible de ne pas être touché par la sincérité de Tomomi et sa force de caractère.




Deux talents pour un album jeunesse profond


Les deux auteurs, très inspirés par le Japon, signent une collaboration intime. Les dessins de Nicolas arrivent à allier ces petits détails particuliers qui transportent immédiatement au Japon, tout en gardant une vigueur, un flou et des espaces de vide où l'émotion l'emporte. On sent bien dans l'alternance des plans la grande virtuosité de l'auteur pour la narration et le découpage. On entend le brouhaha de la cantine, on sent la pression des corps dans les transports en commun, le chant de la mer et du vent, le désarrois du cœur d'une enfant perdue.

J'avoue, au départ, j'étais dubitative en lisant le nom sulfureux de Romain Slocombe, associé pour moi à des ouvrage sur le fétichisme médical. Un grand écart avec un album jeunesse ! Le résultat est un texte d'une grande sensibilité, direct, touchant et littéraire. Les lieux et mots japonais sont dosés avec justesse, assez pour dépayser par trop pour déstabiliser un lecteur novice.



Voici un album superbe : les illustrations sont merveilleuses. Elles peuvent être admirées séparément, comme un recueil d'art. Quant au texte, il s'agit d'une courte nouvelle illustrée qui tient d'ailleurs sans l'image, tant il est rythmé et travaillé. J'ai aussi beaucoup apprécié la maquette, simple et élégante, et la reliure toilée pour un ouvrage au format italien. Même si vous n'êtes pas amateur d'album jeunesse, mais simple lecteur de roman ou de BD, attiré par le Japon, je vous conseille vivement cette perle.
Pour acheter l'ouvrage sur le site de l'éditeur : 
http://shop.lezardnoir.com/fr/petit-lezard/386-le-chat-d-enoshima-9782353480746.html

Le blog de Nicolas Nemiri : http://nemirishop.blogspot.fr


6 septembre 2016

Dans la jungle de la rentrée !



Septembre se radine déjà. 

Si l'été s'attarde encore, le retour à l'école des enfants du quartier et l'ouverture des volets clos depuis des semaines dans l'immeuble témoignent de la reprise des activités humaines. La saison des inscriptions aux clubs de sports et aux associations diverses s'ouvre avec son lot de résolutions. Comme une répétition générale très en avance pour la nouvelle année.





Je n'échappe pas à la frénésie, avec dans les poches des nouveaux projets, de la motivation pour continuer ceux en cours - plus ou moins retardataires - et surtout l'énergie pour tenir mes multiples engagements qui pâtissent souvent de ma dispersion naturelle. 

Cette année, je suis surtout concentrée sur l'écriture et la photo avec une exposition collective en décembre que je n'ai pas encore préparé. Déjà, je songe à novembre et au NaNoWriMo. Je songe à écluser le contenu fossilisé de mes to do lists.

 Si certains choix impliquent de rester un peu enfermée devant cahier et écran, l'inspiration a besoin pour éclore de se nourrir d'air et de ciel, et surtout, de vert. Alors, malgré les images et les sensations emmagasinées durant mes vacances, j'ai quand même eu le besoin d'aller crapahuter dès mon retour dans un lieu que j'affectionne beaucoup : les grandes serres du Jardin des Plantes. 




Aujourd'hui dans ma grotte, face à l'incommensurable désordre de mon bureau, mes piles de bouquins, de papiers, de documentations qui doivent impérativement être triées, je songe à tous les verts de la jungle miniature des serres. A ces fleurs généreuses, aux poissons curieux, au chant des gouttes, à l'ambiance étouffante de vie. Dans le capharnaüm soigneusement à l’abri sous sa cloche de métal et de verre, s'épanouissent bien des graines et des surprises. Pourtant, les jardiniers veillent à ce que les algues n'étouffent pas le bassin et que les plantes ne colonisent pas le chemin.

A la manière d'un jardin japonais, j'organise ma jungle pour une bonne rentrée...
Et, pour vous, c'est comment ?




2 septembre 2016

Eschatôn : la collision des dimensions - entretien avec le romancier Alex Nikolavitch



Eschatôn, roman de SF sorti chez Les Moutons électriques, s'ouvre comme un space opéra avec un vaisseau qui navigue entre les étoiles, empruntant une route bien tracée, sans risque, glissant à la vitesse lumière vers sa destination. Soudain, l'espace-temps se déchire et ça va être un beau bordel !


L’apocalypse. Et après ?


Avance-rapide. Les mondes colonisés par l'homme sont de retour à une structure politique et sociale moyenâgeuse sous la coupe d'une religion toute puissante. Elle a banni non seulement les machines et la mécanisation mais aussi toutes formes de sciences tel que les mathématiques jusqu'au calcul basique.
Dans cet univers-ci, surimposé à nos dimensions, il existe le Mental. Il est devenu possible de se déplacer à la force de l'esprit (comme dans Dune) d'une planète à l'autre dans d'immenses édifices de pierre. Pratique pour envoyer sur les mondes corrompus la grande armée de la Foi combattre les Puissances. Ces entités de tailles colossales et d'aspect peu ragoutant ont la fâcheuse manie d'asservir les esprits humains et de les transformer en drone. Ils deviennent alors des créatures téléguidés, sans volonté et subissent même d'horribles mutations physique. Toute communication entre humains et Puissance semblent vaines.
Le Saint Catéchisme est donc là pour nettoyer ce bazar avec à sa solde des soldats fanatiques menés par une hiérarchie loyale initiée au secret du Mental. Pratique pour mettre en transe les pauvres hères qui vont se faire massacrer. Wangren est l'un de ses soldats rompu à l’exercice. Mais cette fois, sur une planète hostile à la solde d'une Puissance, tout déraille. Il sort de sa transe avant même que l’assaut ne soit donné et le voilà, avec d'autres survivants, perdus, à la merci de l’ennemi.

Eschatôn - dont le mot dérive d'eschatologie, l'étude des fins du monde et de ce qui se passe après - est un roman surprenant dont l'histoire se déroule dans notre galaxie, après qu'une apocalypse ait modifié jusqu'à la nature de notre espace-temps et des lois physiques qui le régissent. Pour faire face au mystérieuses et terribles Puissance qui ravagent tout, l'humanité s'est tourné vers la religion. Ce sursaut de survie a exacerbé nos attitudes grégaires. Bien sur, l'existence d'une religion aussi forte s'accompagne d'une opposition farouche autour d'un groupe d'hérétiques. Si leur objectif est le même, libérer l'humanité du joug des Puissances, leur approche sensiblement différente vient compliquer le champs de bataille.


L'amour des mots (et des tentacules)


L'auteur, Alex Nikolavitch, manie les mots depuis des lustres : scénariste, essayiste, traducteur, conférencier... Pour son premier roman, il tisse une trame complexe, avec de nombreux protagonistes qui ressemblent furieusement à des personnages tout droit sortis d'ouvrages médiévaux ou même antiques. Les histoires parallèle s'imbriquent en une structure narrative solides qui alterne les points de vue. Peu à peu, on comprend les relations entre les forces en présence et surtout l'importance des enjeux. Eschatôn propose une galerie de personnages haut en couleur, jouant sur les stéréotypes avant de les étoffer ou de les détourner. Les camps s'opposent, les loyautés vacillent à mesure que les protagonistes comprennent ou tentent de comprendre la portée de leurs actions. Comme dans les romans de Lovecraft, Alex insuffle un vent cosmique en juxtaposant aux humains, fragiles et mortels, des créatures aux existences, envies et instincts radicalement différentes, rendant la communication quasi-impossible.

Si l'auteur avait assez de matière pour écrire une série, il a condensé le tout dans un oneshot très dense à l'écriture ciselée. Une des particularité du texte vient du choix du vocabulaire, très soutenu, en travaillant sur les sens figurés et les images évoquées qu'Alex détourne (comme avec mascaret et cantre) plutôt que d'inventer ses propres termes ou bidouiller l'existant. Il a aussi pioché dans le champs lexical religieux peu usité. La richesse des mots (qui demande parfois de consulter le dictionnaire) est accompagnée d'un style sans fioriture, factuel, précis, qui sert la rapidité de la progression de l'intrigue tout en campant à la perfection les ambiances. Les dialogues sont percutants et bien dosés. La narration bénéficie d'un découpage chirurgical avec une table des matières détaillée pour s'y retrouver.

Un premier roman qui dépote !


Attention, ce livre n'est ni simple ni facile à lire. Il ne s'agit pas d'une distraction prémâchée qu'on oublie sitôt la couverture refermée mais du genre de bouquin qui nous accompagne longtemps. De plus, il brouille les genres : il commence comme de la SF avant de basculer sur du médiéval dans un univers post-apocalype (au premier sens du terme) avec une dimension fantastique assez old school, le tout doublé d'une réflexion en filigrane sur des sujets triviaux tels que la religion, la science, le sens de la vie !
Eschatôn est taillé pour pour les amoureux de littérature et de roman d'aventure qui apprécient le fantastique bien ficelé avec une dimension épique et philosophique. Si l'histoire prend son temps pour installer, une fois au cœur de l'intrigue, la machine à suspens s'emballe et le bouquin devient impossible à lâcher.

Un seul bémol, j'ai trouvé la fin du livre trop précipitée dans la forme avec un nombre trop important d’ellipses qui m'ont déstabilisé. Cependant, j'ai adoré le dénouement qui m'a littéralement laissé sur le cul, secouée et sans voix. Après, on ramasse les morceaux, on pense à notre monde, à la naissance et à la chute d'empires et même de civilisations. On se sent bien petit. Et on songe qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter des Puissances Lovecraftienne dotées de tentacules et de bouches avides pour que ce soit déjà un beau bordel ici bas.

Un premier roman incontournable pour les amateurs de littérature fantastique qui apprécient les ovnis à la forme soignée et au fond dense, original, qui déroute et secoue.


Entretien avec l'auteur, Alex Nikolavitch



Comment t'es venue l'idée de mélanger moyen age, science fiction et dimension extra-terrestres à la Lovecraft ?

Comme plein d'idées de ce genre, elle a grandi par accrétions successives d'images et de concepts qui se sont assemblés un peu à la manière de legos.
J'avais l'idée d'un truc de fantasy un peu bad-ass, mais qui soit en fait de la SF. Je voulais des menaces démesurées (bon, plus qu'une menace, à l'arrivée, mes Puissances sont surtout un arrière-plan dans la version définitive). Je voulais un système de pouvoirs mentaux qui tienne la route et soit cohérent. Et peu à peu, à chaque fois qu'on ajoute une idée au pot, il faut la relier aux autres, essayer de leur donner un sens global, sinon on n'a que ça : un empilement d'idées peut-être cool, mais qui ne fait pas une bonne histoire. L'arrière plan religieux fort, c'est un de ces liens émergents, qui est devenu une des lignes directrices.
Après, je sais que certains lecteurs ont été déçus que je ne sois pas plus Lovecraftien dans le ton et le côté angoissant. Mais Lovecraft, c'est aussi une conception purement matérialiste d'un univers d'où la transcendance est finalement absente. Et de ce point de vue-là, je pense être en plein dedans.

Pourquoi qu'un seul tome ? J'ai eu l'impression qu'il y avait de la matière pour plus.

Pour plein de raisons. Une raison pratique : c'est mon premier roman. Mais j'ai fait de la BD, et mon premier gros album était un truc ambitieux qui aurait dû se boucler en quatre tomes, mais qui n'a pas assez bien marché pour connaître une suite. Disons que c'est un traumatisme.
La deuxième est philosophique. Dès le titre, je propose un monde clos, bordé (Eschatôn, ce ne sont pas les fins du monde, mais plutôt ses limites dans l'espace et le temps, étymologiquement), avec un choc eschatologique au début et un autre à la fin, ce qui le rend cohérent sur le plan mythique.
Ça, ça me plaisait de mettre en œuvre une telle mécanique symbolique.
Après, la construction de l'univers tel qu'il est décrit (et détruit) dans le bouquin permet de faire quelque chose se passant ensuite. J'ai des notes là-dessus, mais je ne compte pas le faire tout de suite, je me donne le temps de la réflexion. Et de toute façon, si ça se fait, ce sera dans un ton et un type d'histoire très différent.

Peux-tu expliquer ton choix audacieux de juxtaposer d'un vocabulaire religieux de la chrétienté moyenâgeuse avec celui de la Rome antique ?

Notre propre langage est une juxtaposition de plein de trucs confits par le temps et l'usage : une base de latin cochonné par toutes sortes d'influences, un langage technique et savant qui vient du grec, divers fossiles linguistiques rigolos.
Si l'on se projette dans l'avenir, il y aura toujours ce genre de mix langagiers. Et ensuite, la chrétienté médiévale tapait à plein dans le langage de Rome (alors que le christianisme des origines parlait essentiellement araméen et grec) : Souverain Pontife, par exemple, c'est un titre impérial renvoyant aux fonctions religieuses et sacrées du César.
Tout langage n'est qu'un empilement donc ses usagers n'ont pas forcément conscience.

Petite question de tambouille interne : comment à tu-écris ? De façon chronologique, ou tu as rédigé par scène puis monté le bouquin après en fonction des point de vu ?

C'est très compliqué, pour le coup. Je procède à peu près comme en BD : j'ai un séquencier assez lâche, j'ai écrit le début très tôt, mais la fin relativement tôt aussi (habitude que j'ai prise en écrivant du scénario de BD, ça me permet de tendre le récit vers sa conclusion). Ensuite, je peux écrire dans le plus grand désordre, selon l'inspiration, ou les besoins de certains mécanismes narratifs (du buildup/payoff, notamment) et comme en cours de route, j'ai remanié en profondeur la structure du truc (la démultiplication des points de vue n'était pas du tout aussi poussée dans ma version initiale), ça a impliqué des phases d'écriture de scènes intercalaires et de déplacements de séquences entières.
C'est un vaste foutoir, ma méthode de travail. Le mot méthode est d'ailleurs peut-être complètement usurpé.

Quels sont tes principales sources d'inspirations et motivations pour l'écriture de ce roman ?

Plein de trucs, comme pour tout ce que je fais. Frank Herbert, pas tant pour l'arrière plan religieux que pour les jeux sur le langage et le point de vue.
Mes théories sur la structure des mondes mythiques. Mon expérience de l'aliénation due à la propagande et au conditionnement, et des façons d'y échapper ou de les contourner (j'ai vécu une partie de mon enfance dans un milieu assez sectaire). La SF en général, et surtout des gens comme Léourier, Moorcock ou Gene Wolfe qui mixaient les codes de la SF et de la Fantasy.

Un mot sur ton prochain projet de roman ?

Deux : "Peter" et "Pan".
Plus sérieusement, c'est une réinterprétation de l'histoire de Peter Pan. C'est pas très original (y en a eu des tas) mais j'ai un angle rigolo et un peu perché, avec un traitement de certains personnages qui, à force d'être décapant, leur redonne un lustre qu'ils n'ont pas eu depuis longtemps, je crois. J'espère.

Merci m'sieu. Voilà un pich bien prometteur !

Sa page sur le site de l'éditeurs Les moutons électrique :

Le blog d'Alex :