Voici, avec un peu de retard, le bonus promis sur "Protection" la fanfic sur la série Sherlock BBC.
C'est un texte rédigé dans l'esprit des
omake japonais. J'ai donc choisi volontairement le point de vu d'un autre personnage et un style d'écriture un peu différent. Il s'agit en fait d'un cross-over avec mon projet actuel de roman sur lequel je bosse assidument depuis le
NaNoWriMo.
Mercredi prochain, vous retrouverez pour la dernière fois John et Sherlock pour un épilogue.
Liste des chapitres :
Omake : la scène qui se déroule avant le début du chapitre 1
Thomas était en retard.
Il avait encore passé trop de temps au téléphone avec sa cousine et amie, à lui raconter ses déboires amoureux. C'était la seule à qui il confiait ses états d'âme. La seule.
Il accéléra le pas, sur le trottoir étroit de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Ce soir, il bossait. La journée au salon de thé avait été relativement calme. Depuis qu'il avait cessé de cumuler les CDI - dire que certains galéraient à trouver un poste fixe dans la restauration - et qu'il se limitait juste à un « vrai » travail et à quelques nuits en extra au bar, sa santé s'améliorait.
Il était trop vieux pour les conneries.
Il n'avait plus vingt ans. Et quand on attaque la trentaine, certaines aspirations d'étudiant meurent, naturellement.
Le temps était maussade. Un mois de septembre grisé par la pluie et la mine sombre des parisiens aigris. L'été était définitivement un souvenir à ranger dans un tiroir qui sent la naphtaline. Une semaine de nuages et d'averses lava les derniers souffles légers des vacances trop courtes. Il avait bruiné tout la journée, comme hier, comme avant-hier. Il était presque 21h. Maurice devait s'impatienter.
Thomas était ponctuel. Sérieux, un tantinet trop sérieux, mais après tout, il était aussi payé pour ce rôle. Ce soir, il n'avait pas vu le temps passé, en grande discussion avec sa cousine. Il détestait se presser ainsi. Il arriva à l'angle de la rue des Archives. Ce n'était pas la qualité de son service, toujours impeccable, qui justifiait son salaire et surtout ses pourboires très généreux. C'était son physique. Grand, très grand même, bien bâti, et surtout, un visage harmonieux avec une mâchoire volontaire, des lèvres pleines et des yeux vairons - le droit vert perçant et le gauche noisette - derrière des lunettes discrètes. Une apparence qui plaisait. Il avait fait suffisamment de mannequinat pour garder la tête froide face aux flatteries et aux remarques parfois tendancieuses, voire franchement vulgaires, de certains des clients.
Thomas était barman. Point. Pour les hôtes qui faisaient la pute, il fallait changer d’établissement.
Le Zed iz Dead était certes référencé dans le Spartacus et autre joyeux guides des lieux gay de la capitale, mais il était surtout un endroit qui accueillait une population mixte. Pas de ségrégation ici, ni sur le genre ni sur les préférences sexuelles. C'était la raison principale qui motivait Thomas à garder son emploi. Il y faisait des rencontres intéressantes. Il aimait bien l'ambiance avec ses collègues, même s'il se liait peu et passait certainement pour le ténébreux coincé de service. Il s'en foutait.
Il salua Salim, la barrique à pattes qui faisait office de videur, un type adorable, qui parlait une dizaine de langues, un érudit mais juste socialement incompétent. Il poussa la lourde porte en verre fumée d'un geste leste, et balaya d'un regard la salle relativement peuplée. Quelques habitués, Raphaël, le prof d'anglais, était là avec des amis. Un groupe sympathique et cultivé qu'il appréciait. Ce soir, ils étaient plus nombreux qu'à l'accoutumée et avec plus de mecs correspondants aux stéréotypes du quartier. Deux grandes folles au bar avec des talons de 13 cm. Six nanas visiblement du coin, probablement lesbiennes. Deux types en costard, très élégants.
Il salua Raph spécifiquement, d'un geste amical - il ne faisait jamais la bise aux clients, même pas quand il les connaissait personnellement. Il aimait conserver une stricte frontière entre vie privée et vie professionnelle, même si, dans son autre job, son collège avait tout fait voler en éclats. Ici, il maîtrisait. Il traversa la salle jusqu'à la porte indiquée « privé ». L'entrée de service était dans une rue adjacente, il aurait été encore plus en retard.
— Tom ? ! Enfin ! Je commençais à m’inquiéter.
Un grosse voix grave, appartenant à un petit homme replet au teint mat, surgit du petit bureau au fond du couloir. Tom. Il détestait le surnom. Maurice, un des associés du Zed, qu'il considérait comme son patron direct, le savait pertinemment. Il voulait juste lui signifier son énervement. Cela fonctionna. Il s'activa.
Se changer rapidement. Il s'était rasé de près avant de venir et s'était coiffé avec un peu de gel. Non pas avec la tignasse en pétard comme les gamins adeptes de tectonique, ou Maël, son collège du salon de thé, skateur et adepte de... il ne savait pas vraiment à quelle tribu le jeune appartenait. Une qui impliquait d'avoir des goûts vestimentaires colorés et discutables et de se déplacer avec des roulettes. Non motorisées. Mais il était gentil. Juste un peu trop démonstratif et marginal à son goût. Il se regarda dans le miroir, sortit son peigne de poche et lissa une dernière fois sa frange. Pas un cheveux ne dépassait. Parfait. L'uniforme était classique : chemise blanche rayée ton sur ton, gilet anthracite et pantalon à pinces assorti, avec les marques du pressing. Il noua son nœud papillon avec dextérité, l'ajusta, sourit sans chaleur juste pour vérifier l'éclat de ses dents. Il enfila son petit tablier à poche et y glissa un décapsuleur de secours.
Au boulot.
Raphaël était au comptoir. Le grand type brun, aux yeux clairs, ne manquait pas d'attrait, mais son allure dégingandée et ses tenues négligées trahissaient son coté rêveur. Professeur d'anglais à l'université, mais aussi traducteur de romans et essayiste pour des éditeurs trop sérieux, il venait au Zed pour papoter avec ses amis. Thomas le connaissait depuis ses années d'études. Il avait fait du basket dans la même équipe que l'ex de Raphaël. Ils s'étaient rencontrés à l'époque. Habitant dans le même quartier, ils se croisaient souvent et ce lien ténu avait résisté au temps. Thomas connaissait un autre prof de fac. Autant de petits points communs, de petits hasards qui faisaient qu'en final, ils continuaient de se fréquenter malgré des caractères et des modes de vie assez différents.
Raphaël était totalement absorbé par sa passion pour l'Angleterre. Il était prof d'anglais « britannique », attention, il ne fallait pas confondre avec l'américain ! Thomas aimait bien les séries comme Jeeves and Wooster et les Monty Python. Alors quand Raph était là, il pouvait s'accorder des pauses légères, à citer des passages de leurs épisodes favoris.
Il posa une pinte de rousse sur comptoir rutilent. Il connaissait bien les habitudes de ses clients et Raph était presque un ami :
— Quoi de neuf ?
— Tu as raté John, encore une fois ! Il était là pour quelques jours, nous sommes même venus hier. Depuis le temps que je veux te le présenter...
— Tu continues de le fréquenter ? Tu m'avais dit que tu souhaitais... prendre du recul.
L'homme soupira et se passa une longue main fine dans sa chevelure brune en bataille :
— Je sais. Mais je l'apprécie vraiment. C'est con. Il ne peut pas y avoir quoi que ce soit de sérieux avec lui.
— Londres et Paris ne sont pas si éloignées...
— Le problème n'est pas là. Il est amoureux de quelqu'un autre. Je crois qu'il ne l'a même pas réalisé...
— houlà... murmura Thomas d'une voix compréhensive. Il était payé pour écouter. Il le faisait sans état d'âme, avec n'importe qui. Même si, pour Raph, c'était un peu différent. Il l'appréciait et le voir déprimer après chaque visite du mystérieux docteur britannique n'était pas agréable. Le type venait de temps en temps, trois fois par ans, parfois plus. Cela faisait un moment que le manège durait. Avec une douceur assez inhabituelle, Thomas, lui dit :
— Tu devrais peut-être lui parler de tes sentiments. Vous vous fréquentez depuis un moment, un an et demi ?
— Plus, mais... ce n'est pas ça. Il inspira par le nez, hésita, et but une longue gorgée de bière. Au moment où Thomas songea que le sujet était clos, il ajouta : Il est amoureux d'un type qui est mort. Je ne peux pas rivaliser avec un mort. Sherlock Holmes, tu en as entendu parlé ?
— Non. Je devrais ?
— Un détective génial. L'affaire a fait du bruit à l'époque. Je ne peux pas rivaliser avec un fantôme. Je sais que je dois passer à autre chose, à chaque fois, quand il m'appelle, je me dis « cette fois, on va juste se faire un restau ». Juste discuter, j'adore discuter avec lui... Puis, je craque. Il soupira de nouveau : Il est si séduisant. Il a un charme incroyable, quelque chose d'adorable, qui ne transparaît pas immédiatement.
Il secoua la tête, un air soudain dégoûté :
— Bon sang, je parle comme une fille. Pire, comme mes étudiantes de licence en mode fangirl hystérique quand elles dissertent durant des heures sur Docteur Who.
Les yeux qui s’accrochèrent à ceux de Thomas étaient trop brillants. L'alcool n'en était pas la cause. Une voix joyeuse, assez peu contrôlée où par contre, là, l'effet du cocktail ingurgité était indubitable, retentit :
— Hey, Raph, tu nous rejoins où tu passes ta soirée avec la reine des glaces.
Thomas se raidit.
— Désolé, bafouilla Raphaël, soudain prit de court par ses émotions, vives, exposées sur son visage pour quiconque était observateur : La prochaine fois, si tu es disponible, j'aimerai vraiment te le présenter. On pourrait même dîner tous ensemble. Il pense revenir en début d'année prochaine. Cette fois, peut-être j'aurai le courage de ne pas finir la soirée avec lui.
Thomas n'en avait pas vraiment envie. Rencontrer un anglais, docteur dans un institut médico- légal, passionné de crime, ne le branchait pas vraiment. Un ancien militaire de surcroît. En plus, jamais il n'oserait l'avouer à Raph, mais il trouvait son apparence terriblement banale. Il lui avait montré des photos sur son smartphone. Le type était petit. Il avait des valises sous les yeux, un charisme de poulpe et un air... gentil. Gentil façon chiot.
Mais Raph était un bon copain.
— Ce sera avec plaisir. Je veux bien te servir t'excuse si tu as besoin. Il faut juste que tu me préviennes quelques jours en avance pour que je m'organise avec mon planning de boulot.
Il lui offrit son plus beau sourire, priant que comme les fois précédentes, l'amant occasionnel conserve son habitude fort incorrecte de débarquer toujours à l'improviste.
Raph posa un billet.
— Merci. Il faut vraiment que je passe à autre chose.
Dans le groupe assis à la table, le jeune homme qui l'avait interpellé semblait visiblement très motivé pour l'aider à passer à autre chose. Raph se retourna. L'espace d'un instant, Thomas lu sur son visage une lassitude et une tristesse qu'il ne connaissait que trop bien. Il lui attrapa l'avant-bras :
— Attends. Je termine à 2h, mais je peux m'arranger...
Maurice serait furieux. Mais il s'en foutait. Ils savaient tous les deux qu'il n'avait pas besoin de ce boulot. Quand il demandait quelque chose ce n'était pas par paresse, facilité ou simple arrangement personnel. Il était peut-être temps qu'il prenne un peu soin de ses potes. C'était un truc que Maël, son collègue taré, lui avait appris.
Raph lui coula un long regard hésitant. Il revint et termina sa bière en silence.
— C'est sympa, Thomas, mais je crois que j'ai besoin d'être seul. Je vais rentrer. M'envoyer en l'air avec le premier abruti venu ne réglera rien...
— Merci de me traiter d'abruti.
La réplique d'un sérieux total eut le mérite de désarçonner l'homme. L'ombre d'un sourire éclaira son visage.
— De rien. Je garde ta proposition pour quand je serai d'une humeur moins maussade. Là, je ne vais pas assurer. Et je connais ton standing.
Il lui serra la main et le salua d'un geste d'adieu grandiloquent. À la table, son départ fut accueillit par un certain tumulte.
Thomas reprit son service. Il connaissait une partie des potes de Raph, il en appréciait certains. D'autres, par contre, étaient le genre de pédales qu'il ne pouvait pas supporter. Hélas, ce soir, il y avait plusieurs spécimens de cette catégorie. Efféminés, friqués, superficiels, maniérés. Les pétasses du Marais dans toute leur splendeur. Un ramassis de connasses qui préféraient normalement des lieux plus « hype » avec de la musique techno à un volume décourageant pour tout être humain avec une oreille normalement constituée, des flashs lumineux de couleurs criardes, des cocktails aux noms ridicules se voulant exotiques ou, pire, à thème. Des endroits que Thomas ne fréquentait pas. Même sous la menace. Sans compter que l’hygiène des backroom laissaient vraiment à désirer.
Et Thomas était un maniaque de propreté. Il aimait savoir avec qui il couchait et surtout dans quelles conditions. Pour parler crûment, il ne trempait pas son membre n'importe où. Quand il était encore jeune et qu'il songeait sérieusement à basculer sur une carrière dans le mannequinat, il avait eu sa dose de fêtes pas toujours très clean. Ce n'était pas pour lui. Entre une voie chaotique tapissée de paillettes et de poudre, avec du cul à volonté, des restrictions alimentaires en pagailles et une hypothétique gloire à l'arrivée, et un chemin bien tracé, droit, besogneux, utile et qui lui permettait de rester au chaud dans le placard, son choix était fait, et sans aucune hésitation.
Trois des types à la table commençaient à lui taper sur le système. Ils étaient venus commander exprès au bar mais il n'avait pas pris la peine de leur faire la causette. Dépités par son refus d'expliquer le départ de Raph, ils s'étaient rassis, frustrés et teigneux. C'était Cédric qui se coltinait le service en salle et qui s'accommoda leur mauvaise humeur.
Thomas, derrière son comptoir, était relativement tranquille. Il mélangeait les alcools avec un savoir-faire sans faille, la concentration nécessaire était très relative. Un groupe mixte avec filles et garçons, gay et hétéro, rentra. Ils étaient déjà bien amochés mais si Salim les avait laissés passer, c'est qu'il n'y aurait aucun souci. Soudain l’atmosphère devint plus festive. Maurice adapta la musique et monta le son. C'était la période la plus fatigante de la soirée, Thomas devait tendre l'oreille pour ne pas faire d'erreur.
La journée de travail au salon de thé lui pesait dans les jambes.
C'est vers minuit que le type entra.
Une seconde, la silhouette, quelque chose dans la démarche, il crut que Raph était revenu. Il observa le nouvel arrivant. Brun, châtain clair plutôt. Yeux sombres. Un visage étrange, émacié, avec une barbe hirsute. C'était aussi dans ses traits qu'un je-ne-sais-quoi lui rappelait Raph. La ressemblance n'était pas frappante, mais elle était là. Et Raph n'était vraiment pas le genre de type que l'on croise tous les jours. Il y a des personnes avec une plastique tellement normée qu'on a l’impression persistante de les avoir déjà rencontrées. Ce gars-là était encore plus... différent. Hors des clous.
Il hésita un moment. Toutes les tables étaient occupées. Un mouvement dans la foule regroupée autour du bar et Thomas le perdit de vu. Quelques minutes plus tard, il le repéra de nouveau. Il avait réussit à se frayer un chemin jusqu'à l'extrémité du comptoir et commanda en anglais, un gin tonic. Il parlait avec un accent, mais dans le brouhaha, impossible de l'identifier. Ses habits étaient usés. S'il n'avait été visiblement propre, Thomas aurait pu le prendre pour un SDF tellement son apparence était bizarre. La fixité de son regard, détaillant avec soin son entourage, rendit rapidement ses voisins nerveux. Surtout qu'il n'avait pas l'air motivé pour engager une quelconque conversation. Thomas attrapa Cédric et lui signala le risque. Ce dernier trouva le moyen d’installer le type louche à une table, en retrait.
En cas de pépin, il suffirait d'appeler Salim.
Ça dégénérait rarement mais parfois, des imbéciles pensaient pouvoir faire les malins. Au mieux, ça se terminait avec la trousse de secours sortie sur le comptoir et des idiots s'excusant mutuellement, au pire, c'était un coup de fil au commissariat, où Maurice avait ses contacts.
Et, ce soir, ça dégénéra.
C'était après le dernier métro. Le bar se vidait toujours vers 1h du mat. Comme c'était un jour de semaine, ceux venus pour voir leur potes songeaient à aller se pieuter et ceux en chasse pour leur viande de la nuit repartaient avec leur conquête ou, bredouilles, traînaient encore un peu. C'était l'heure des seconds choix, l'heure où le sang chargé d'alcool monte à la tête. Thomas était fatigué et plusieurs fois, il jeta un œil sur la lourde montre en argent à son poignet. Un cadeau de sa cousine.
Le type bizarre était resté seul, dans son coin. Soudain, il se leva, vint au comptoir et posa son téléphone. Automatiquement, Thomas baissa les yeux vers l'écran. Il pensait que le gars avait tapé sa commande. Certains clients le faisait quand le brouhaha était trop fort ou qu'ils n'arrivaient pas à s'approcher suffisamment. C'est une photo, un portrait. Un homme d'une quarantaine d'années avec un pull écru, une expression surprise sur le visage, vaguement amusée. En fond, un papier peint sombre avec un motif floral.
Thomas reconnut immédiatement l'english de Raph. Et dans son crâne, un warning retentit. Assourdissant. La question qui suivit, dans la langue de Shakespeare ne le surprit pas :
— Je cherche cet homme. Nous avions rendez-vous ce soir. Je suis arrivé tard, peut-être est-il venu et reparti avant moi.
— J'en sais rien.
Le type avait l'air de celui qui va insister. Le ton rogue de Thomas fut un indice suffisant.
Il retourna s’asseoir, non sans avoir préalablement interpeller Cédric. Ce dernier, témoin du manège, ne regarda même pas le téléphone et ignora la demande. De temps en temps, ce genre de truc arrivait. Thomas laissait Maurice gérer.
Mais là, il savait qui était le type sur la photo. Il téléphonerait à Raph, pour lui raconter. C'était louche comme affaire, mais ce n'était pas ses oignons.
Le lave-verre venait de terminer son cycle. Un moment de creux au comptoir, parfois pour ranger la vaisselle. Il ouvrit la porte métalique. La vapeur qui s'échappa embua les carreaux de ses lunettes. Il les retira pour les essuyer. Un éclat de voix, le ton montait à la table des pétasses. Les potes sympas de Raph étaient tous partis et il ne restait que les trois connasses les plus vulgaires.
— On te dit qu'on le le connaît pas ton Jules. Alors, lâche-nous la grappe !
— Moi je pense que sans la barbe et avec une bonne coupe de cheveux, il serait pas mal. Tu as vu se pommettes...
— Ne me touchez pas !
— Hey !
Tout se passa très vite.
Une des pétasses attrapa le gars par le poignet. Il fit un mouvement bizarre, probablement d'un art martial quelconque et il se libéra en faisant chuter de sa chaise la malheureuse qui se retrouva par terre en un clin d’œil. Certes, Thomas ne supportait pas ce genre de gay, mais il n'avait pas mérité ça. Sa tête heurta la table dans un bong retentissant. Ses potes se levèrent. Et comme ils étaient du genre à passer dix heures par semaine à soulever de la fonte, cela risquait de très mal de finir.
— Je vois que le peu d'intelligence que vous avez vous sert à compter les calories de vos repas et la charge de vos appareils de musculation. John n'adresserait jamais la parole à des individus de votre niveau. Et vous, il s'adressa au gay groggy qui tentait de se relever, la prochaine fois que vous volez dans le porte-monnaie de votre mère atteinte d’Alzheimer, évitez de vous asperger aussi de son parfum.
Un hurlement.
La pétasse se releva en s'aidant de la chaise qu'elle attrapa et balança. L'étranger esquiva avec souplesse mais les gros bras de Salim se refermèrent sur son torse. La chaise termina sa course contre une table qui n'était pas débarrassée, faisant voler les verres.
— Le spectacle est fini ! grogna Salim, d'une voix plus blasée qu'énervée. Il ceintura le gêneur et le traîna dehors.
— Lâchez-moi ! Espèce de primate surdimensionné ! Posez-moi tout de suite ou...
Thomas n'entendit pas la fin des menaces. La porte se referma. Cédric entreprit de nettoyer les dégâts et Thomas, avec flegme, sortit la trousse de secours.
Il appellerait peut-être Raph sur le chemin du retour.
L'épisode eut la fâcheuse conséquence de le faire rester un peu plus tard. Tout était rentré dans l'ordre. Les pétasses - pas si désagréables en fait, un des types était même sympa - avaient mis les voiles, assez d'émotions pour la soirée. Il ne pleuvait plus. Le bitume avait même commencé à sécher.
Il se sentait las, le fond sonore constant du bar était ce qui l'agaçait le plus. Il aimait les moments de calme au salon de thé, quand il n'y avait presque personne, sans musique, juste le glouglou du percolateur et le craquement doux des pages d'un roman que l'on tourne. Maël lisait beaucoup. Thomas, lui, avait besoin de s'occuper les mains, il trouvait toujours un truc à nettoyer. Ça le calmait. Là, il se dit qu'il ferait un brin de ménage à son retour. Il décida de rentrer à pied. La marche lui ferait du bien et il n'avait pas envie de prendre un taxi.
Il traversa quand il entendit un choc, et un gémissement sourd ; des voix qui chuchotent. Paris est une ville plutôt tranquille, surtout le quartier du Marais, central, riche et bien éclairé. Thomas bifurqua, au coin de la rue, dans une zone de pénombre un homme était à terre, roulé en boule, en train de se faire dérouiller par deux, non trois silhouettes baraquées !
— Stop ! cria Thomas. Foutez-moi le camp, j'appelle les flics.
Les trois pétasses ?!
Après une hésitation, un des mecs, celui qu'il avait trouvé sympa, cracha :
— Il l'a bien cherché. Il est revenu nous emmerder. Sale homophobe ! Allez, on se casse.
Ils prirent la poudre d'escampette, sans courir, mais d'un pas rapide, au cas où Thomas mettrait sa menace à exécution. Il n'avait aucune envie de prévenir la police si le gars n'était pas sérieusement blessé. Il n'aurait pas dû traîner dans le coin après l'altercation. Enfin, il ne pouvait pas l'abandonner sans vérifier que ça allait...
Il s'agenouilla :
— Ils sont partis. Vous êtes plutôt persistant, hein ?
Avec douceur, il aida l'étranger à s’asseoir. Il avait du sang sur le visage, rien de trop méchant.
— Ça va ?
— Non, ça ne va pas. Il faut être idiot ou aveugle pour me demander... Une quinte de toux interrompit la phrase.
La voix était hautaine, sèche. Thomas trouva la scène somme toute cocasse. Il laissa échapper un rire de gorge.
— Je vois bien que vous n'allez pas bien...
Le type le regarda, dernière un rideau de cheveux en bataille. Un regard noir, un regard d'aigle.
— J'ai connu quelqu'un qui gloussait de la même façon ridicule...
Thomas le dévisagea ; si le mec tenait sur ses jambes, il le planterait là. Quelque chose ne tournait pas rond chez cet individu. Il l'avait senti toute suite, son étrangeté. Et il avait juste envie de rentrer chez lui. La solution du taxi lui parut, en final, adéquat.
Le type se redressa, lentement, avec son aide. Il étouffa avec plus ou moins de succès des grognements de douleur :
— Je sais que vous l'avez vu.
— Hein ?
— John. Vous le connaissez.
Thomas secoua la tête. Il avait vraiment envie de partir.
— C'est pas grave, je sais où le trouver. Pouvez-vous m'indiquer la direction de la gare du Nord ? C'est bien là où je peux prendre l'Eurostar ?
Anglais. En fait, il était anglais. Son autre accent avait disparu et Thomas était maintenant certain que ce type était anglais. Il lui donna des indications vagues et fila sans demander son reste. Le bonhomme suspect était encore appuyé contre le mur quand il se retourna, avant prendre la rue qui menait à une avenue passante.
Il appela un taxi.
Le lendemain matin, se remémorant la scène après un sommeil réparateur, l'étrangeté et même la touche d'inquiétude disparurent. Une coïncidence. Probablement. Il décida quand même de prévenir Raphaël. Il s'était couché à presque quatre heure ne voulait pas le déranger au milieu de la nuit pour lui raconter des inepties. À la lumière du jour, sous un soleil timide - mais un soleil quand même - l'affaire devenait juste pittoresque. L’ostrogoth bizarre, anglais ou autre, avec sa photo et son air torturé se fondait avec tant d'autres anecdotes drôles - dans tous les sens du terme - des histoires qui prenaient vie dans un lieu nocturne avec une population interlope.
Il téléphona quand même à Raph. Juste au moment de raccrocher, il se souvint d'un truc :
— Tu sais, quand le type est rentré au bar, je l'ai pris pour toi. C'est pour cela que je l'ai repéré. Mais, finalement, il ne te ressemblait pas vraiment, juste quelque chose d'indéfinissable dans l'attitude, la posture. D'ailleurs, c'est drôle, car je crois vraiment qu'il était anglais. Si je confonds un anglais avec toi, ça devrait te faire plaisir, non ? !
— Tu es certain qu'il n'avait pas les yeux bleus ?
— Oui, pourquoi ?
— Non. Rien. Une intuition. En tous cas, merci de m'avoir prévenu. Tu sais, je crois que j'ai vraiment envie de passer à autre chose...
— Hein ? De quoi tu parles ?
— Du docteur. Pour être tout à fait franc, je crois que je n'ai pas vraiment d'autres choix. Je pense aussi que je ne te le présenterais pas...
Thomas voulut l'interrompre, lui dire qu'il ne fallait pas désespérer, parce qu'il y avait une tristesse dans la voix de Raphaël qu'il reconnaissait. Inéluctable. Fataliste. Il ne dit rien et le silence dans le téléphone devint long et aride. Une inspiration sèche à l'autre bout.
— Tu bosses ce soir ?
— Oui. Stéphane est malade. Encore malade...
— Tu termines tard ?
— Logiquement à 2h, mais je peux terminer plutôt si tu veux...
Et, quand Thomas raccrocha, ses pensées étaient loin du type bizarre, loin de l'ennuyeux docteur anglais et de ses yeux de chien battu. Être là pour ses potes, leur apporter un peu de réconfort et d'affection durant les coups durs et les passages à vide rendait la vie définitivement plus radieuse.
Suite :
épilogue