28 août 2020

[journal] Une dernière promenade



Je ne voulais pas rentrer. Je ne voulais pas retourner à Paris, je ne voulais pas affronter la déliquescence du lieu de vie, pas affronter le périple administratif, pas affronter la préparation d’un inéluctable déménagement. Trier, vider, donner, jeter, s’occuper de régler des problèmes factuels, envisager des solutions matérielles, alors que l’angoisse de la situation sanitaire, plus diffuse, s’empile sur celle des lendemains différents de tout ce que j’avais anticipé.

Je ne voulais pas rentrer. Je ne voulais pas me retrouver seule dans le triplex trop grand, trop plein de nous, trop vide de moi. Je voulais rester dans cette chambre aveugle, assez loin d’un couple qui s’aiment pour ne pas ressentir de gène, assez proche de ce petit petit cousin rouquin, quinze kilos d’enthousiasme, de joie de vivre et d’émerveillement (même s’il bouffe tous les escargots).


  

 

Je voulais rester avec juste une rue sans voiture, la vue sur le champ en pente douce, la forêt à quelques dizaines de mètres, les salamandres, les sangliers, les chauves souris dans les combles, le chien sous la table, les guêpes sur la table (ou sous la plante des pieds, pour la malchanceuse), la maison de parpaings en construction et celle de pierre du pays pour une future réfection.

Je voulais rester là, assise à la table du salon, le vrombissement doux de l’ordinateur portable, la chaleur du thé proche de la main gauche, la lumière psychédélique de ma souris rose sous la main droite, mon style plume turquoise, mon cahier de travail, quelques bouquins de doc, la Switch pour une pause ludique. Je voulais rester là, à écouter ma cousine parler avec ferveur de la reprise de ses études — un Master 2 en sciences de l’éducation — à écouter Jon raconter les anecdotes hallucinantes sur la vie de l’endroit où il a grandi, où tous le monde se connait, s’aime, se tacle et parfois, révèle des abîmes de stupidité ou d’ignominie. Je voulais rester là à écouter Isidore, deux ans, articuler ses mots préférés « non » « encore une » « crotte » (le surnom de la chienne), à écouter le vent, la rivière, le coq, les piaillements des hirondelles qui nichent sous l’appentis, les pleurs d’un nourrisson plus haut dans le village, le bruit d’un engin de chantier ou d’un tracteur, les salutations trop cordiales… 

 

 

Le dernier soir, comme d’autres soirs, je suis partie marché après le repas, direction la forêt jusqu’à la langue de prairie fauchée qui l’ampute. La nuit nait du sous-bois, elle montre de la terre. Il avait plu et la rivière, regonflée après plusieurs jours de canicule, avait pris ses aises sur l’un des chemins. Parfums et chants d’oiseau au couchant évoquent toujours mon enfance dans cette rue courbe, avec la maison au point le plus convexe, en face du bout de route qui menait nulle part, qui n’avait même pas de nom. La dernière tranche de la construction de « La clairière » n’avait jamais été construite. Revers de fortune du promoteur ou refus de la mairie ? Qui-sait ? Si le jardin de mes parents restait de taille modeste, j’avais comme terrain de jeux ce parc abandonné du manoir d’en face et le terrain vague immense laissé en friche.


 

Me promener seule, à la campagne, ou mieux, avec un gros toutou, ravive cette mémoire de la terre collante sous les chaussures, de l’air au parfum végétal, du brouhaha des insectes excités par la fin de la journée, des cris dans les cimes pour trouver la bonne branche où se reposer, la mémoire de l’enfant qui a grandi dans l’entre-deux d’une ville d’Ile-de-France, ni banlieue, ni campagne, ni province fière de son identité.


Je ne voulais pas rentrer. J’ai traversé le village presque endormi, je suis repassée devant le 13 sans m’arrêter et j’ai marché, marché jusqu’à laisser dans mon dos les dernières maisons du hameau, marché jusqu’au panneau barré de rouge. Au-dessus de la ligne émeraude des arbres, un nuage rougissant tente une timide conquête du ciel, et à ses pieds, la terre elle exhale un brouillard tout aussi discret. L’air se rafraichit. Ici, l’été s’achève plus vite. Je respire. Ma valise est prête. Demain, je me lèverai trop tôt pour partir avant six heures. Je ne veux pas rentrer.

J’ai salué les vaches, les pâtures, les chaumes, les parcelles morcelées de foret cultivée, le vallon, la colline, les traces des avions, l’étoile du berger, le panneau de la commune, puis, je suis rentrée.

 

 

17 août 2020

L’essentiel et rien d’autre, de Fumio Sasaki : vivre mieux avec moins

 
 
Quand on s’interroge sur notre société de consommation, voire de sur-consommation, on peut légitimement se demander si c’est l’homme qui possède l’objet ou l’inverse. Est-ce que notre tendance naturelle à amasser nous rend heureux ou nous aliène ? Pire, est-ce qu’elle ne contribuait pas à augmenter nos angoisses, notre mal-être, nos jalousies, nos ambitions démesurées, une faim inextinguible qui conduit à bousiller la planète ? 

 

Changer de paradigme 

Depuis plusieurs années, je tente périodiquement de faire du vide. Je me définis bordélique par nature, avec une limite simple : le moment où le désordre engendre la crasse. Là, je range. Quand j’ai déménagé il y a deux ans, malgré un sérieux tri préparatoire,

l’épreuve de tout mettre en carton puis tout déballer a été épuisante. Aujourd’hui, je regarde la masse d’objet que je possède, les miens et ceux en commun avec mon ex, et je me sens littéralement noyée, écrasée par une masse teintée de souvenirs, de possibles qui ne se réaliseront pas. Je ne veux plus de ce mode de vie. J’ai précédemment parlé sur le blog du bouquin de Marie Kondo qui, s’il est une aide précieuse, a quand même des défauts (je recommande la version BD). Voici un autre auteur Japonais, Fumio Sasaki, ancien éditeur de manga, dont l’ouvrage m’accompagne dans un travail d’introspection et de changement de façon de vivre.

 Si vous êtes collectionneurs, bibliophiles, avec une tendance écureuil, le terme de minimalisme risque de vous causer une crise d’apoplexie. J’avoue qu’à l’idée de me séparer d’une bonne partie du contenu de mes étagères, la panique guette. Je n’avais que peu de préjugé avant de lire ce bouquin - à la différence de ma rencontre avec celui de Marie Kondo - et cela m’a aidé à envisager ce qu’il propose avec une relative ouverture d’esprit.

Le préambule se fait avec des photos d’intérieurs minimalistes. L’image montre directement et avec force la réalité du minimaliste, notamment en juxtaposant des clichés avant / après du lieu de vie de l’auteur. Une entrée en matière efficace ! Pour contextualiser, le livre de Marie Kondo est paru au Japon en 2011. Les ravages du tremblement de terre et du tsunami ont été un des déclencheurs dans la démarche de Fumio Sasaki. Les objets du quotidien ont enseveli et parfois tué leurs propriétaires, de nombreuses personnes ont tout perdu. C’est aussi le cas dans la zone proche de la centrale de Fukushima où les objets, même intacts, sont devenus des meurtriers potentiels par leur contamination. Les migrants qui quittent des pays ravagés par la guerre abandonnent leur possession pour tenter de sauver leur vie.

Depuis notre cocon confortable, nous regardons horrifiés ces pertes, parfois en se demandant, que sauverai-je en cas d’incendie ? À ce jeu, ma réponse première a toujours été ordinateur portable et disque dur externe (depuis que je n’ai plus de lapin), et après… je bugge. Littéralement. Que choisir ? Un livre, mais lequel ? Un ouvrage dédicacé, un souvenir de mon enfance ? Ou alors un dessin orignal que j’adore et qui m’apaise ? Tenter de choisir, d’imaginer les flammes dévorer ainsi mes affaires m’angoissent terriblement. Je ne suis pas non plus très douée pour sélectionner les objets à emporter sur une île déserte… Pourtant, l’idée de m’alléger me hante depuis des années. Avec un papa pro dans le stockage irraisonnable (sans être atteint d’un Diogène, comme le fut une de mes anciennes voisine), je sais que la tendance naturelle de nombreux humains est de remplir l’espace à disposition. J’y participe activement.

La structure du texte se compose de cinq parties. La première s’intitule « pourquoi le minimalisme », la seconde aborde les raisons qui nous poussent à accumuler des objets, et la troisième, la plus conséquente, liste 55 conseils pragmatiques pour nous aider à dire adieu à nos affaires, suivie de 15 conseils complémentaires pour aller plus loin dans cette fois, la quatrième liste douze choses qui ont changé depuis que l’auteur a adopté le minimaliste et la dernière traite de l’objectif de la pratique « être heureux » plutôt que devenir heureux.


Résumé assez exhaustif du bouquin

Au début de l’ouvrage explique les raisons de l’auteur pour devenir minimaliste avec des anecdotes sur sa vie, concises et révélatrices, qui dévoilent sont mal-être et ses comportements passés néfastes pour lui. Cette démarche s’inclut dans la culture japonaise ; cela induit un biais pour les lecteurs non familiers, mais cet exotisme peut aussi aider à nourrir la curiosité sur le sujet. Pour ma part, mon attrait pour le Japon a facilité l’appréhension. Fumio Sasaki définit alors les personnes minimalistes comme étant ceux qui savent ce qui est vraiment important pour eux et réduisent la masse de leurs possessions en fonctionne de cette connaissance, en ne conservant que l’essentiel. 
Il n’existe pas de règles strictes prédéfinie puisque le minimalisme est un concept qui s’adapte à la singularité de chacun. Le minimaliste n’est pas un but en soi, il est un prologue à l’écriture de notre propre histoire. L’auteur aborde aussi la question de la surabondance d’information et de la difficulté que notre cerveau a à traité cette masse. Sa position sur la technologique par contre, me semble assez angélique (c’est un fanboy d’Apple). 
 
La seconde partie s’interroge sur les raisons de notre tendance à vouloir toujours plus, à accumuler sans fin. La joie ressentie au moment de l’obtention d’une chose (qu’elle soit matérielle ou non, comme une victoire par exemple) s’estompe avec le temps. L’auteur a constaté qu’il avait assez de possession pour combler ses besoins, pourtant il se sentait toujours malheureux et insatisfait. L’explication biologique du fonctionnement du cerveau est un début de raison à ce désir chronique d’obtenir plus, à cette usure de la joie, au mécanisme d’accoutumance. En plus, on se souvient mieux et plus durablement d’une déception. Nous sommes aussi très mauvais pour prédire le futur et déterminer si un objet va continuer de nous plaire et répondre à nos besoins ou à nos envies. 
 
Autre chose, l’homme est un animal social qui a besoin de l’estime du groupe. Nous tendons à exprimer par l’objet notre valeur personnelle jusqu’à un glissement complet et où l’objet devient alors notre qualité. Cette confusion implique que l’on achète des choses uniquement pour nous valoriser. Outre l’argent, l’objet prend de l’espace, du temps, de l’énergie. Un exemple m’a touché lorsque l’auteur explique qu’il croyait que sa bibliothèque était son identité. J’ai tendance à juger les gens quand je rentre dans leur foyer par l’absence ou la présence de livres, puis par leur titre et les auteurs. Une dérive élitiste pas très glorieuse... La fonction première de l’objet est donc dévoyée pour affirmer notre propre valeur. Or l’homme a besoin de prouver sa valeur à autrui, même pour les plus asociaux et introverti d’entre nous. Nous avons besoin de savoir que notre vie est utile, et qu’autrui reconnaisse sa valeur, cependant, les objets deviennent avec le temps les porteurs de nos valeurs, les détenteurs de notre estime de nous-même. Bref, les objets deviennent nos maîtres. Alors, pourquoi ne pas conserver uniquement ce dont nous avons besoin ? Pourquoi pas prendre des distances avec ces objets devenus bien envahissant et se séparer ces choses qui nous empêche d’avancer, nous aliène à une image souvent fantasmée de nous même ou à un moi ancré dans un passé révolu ? 
 
La troisième partie est une liste de 55 conseils très simples pour dire adieu à ses affaires. Je vais juste vous lister quelque uns de ceux qui m’ont marqué : - Abandonnez l’idée que vous ne pouvez pas jeter vos affaires
  •  Se désencombrer demande un apprentissage et tout commence non par l’acte mais par la prise de décision (conseil crucial qu’on retrouve dans le livre de Marie Kondo)
  •  Il y a plus à gagner qu’à perdre en ce débarrassant de ses affaires : temps, espace, liberté, énergie…
  •  Réfléchissez aux raisons qui vous empêche de jeter
  •  Minimisez est difficile mais pas impossible. Déclarer que c’est impossible signifie qu’on a déjà décidé de ne pas le faire
  •  Éliminez ce que vous conserver pour faire bonne impression, des objets faire-valoir
  •  Distinguer les besoins des désirs avant de faire un achat
  • Organiser et ranger n’est pas minimiser
  •  Laissez de l’espace vide, inutilisé
  •  Renoncez à l’idée que ça servira un jour, ne gardez plus des choses « au cas où »
  •  Dites adieu à la personne que vous étiez, ne gardez que les objets qu’il faut maintenant, pour avancer dans votre vie
  •  Sentir « l’étincelle de joie » d’un objet que l’on conserve aide à être attentif à son ressenti et augmente la concentration
  • Oubliez le prix initial de vos biens
  •  Si vous perdiez cet objet, rachèteriez-vous le même ?
  •  Notre maison n’est pas un musée (bye bye les collections) - Admettez rapidement vos erreurs, elles vous aideront à progresser
  •  Pour les cadeaux qu’on vous a offert, conservez le sentiment de gratitude, pas l’objet

L’auteur ajoute 15 autres conseils supplémentaires pour ceux déjà engagés sur la voie du minimaliste. L’un d’entre eux consiste à rappeler que cette pratique n’est pas une compétition, qu’il n’y a pas de règles applicables à tous. Il est stérile de se vanter d’avoir peu d’objet ou de juger négativement des personnes qui en conservent beaucoup.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage liste les changements personnels qu’il a pu constater dans sa vie. Plus de temps, plus de liberté, profiter plus de la vie, ne plus se comparer aux autres ni se soucier de l’image que les autres ont de vous, se sentir plus impliqué dans le monde, avoir une plus grande capacité de concentration et vivre pleinement les expériences, une meilleure santé, des relations plus profondes, savourer le présent, ressentir de la gratitude, surtout « se sentir heureux » plutôt que « devenir heureux ». L’auteur parle d’une émancipation de certaines normes sociales du bonheur qui ne doit pas être une récompense mais un état sur lequel notre comportement influe.

 

Une lecture à la fois simple et ardue

 
Pour la forme, ce livre se lit aisément. L’écriture est simple, légère et aérée avec des exemples francs sur la vie de l’auteur qui humanisent la méthode sans la rendre trop particulière. Fumio Sasaki décrit la personne qu’il était sans complaisance mais aussi sans honte. J’ai apprécié la souplesse du propos et la structure travaillée, en paragraphes courts et lisibles. C’est donc un bouquin très accessible… Si le minimalisme vous attire, je vous conseille vivement cet ouvrage comme point d’entrée. Je le trouve plus concis et plus ouvert que les ouvrages de Dominique Loreau (intéressant mais avec parfois des affirmations qui tiennent hélas parfois plus de la croyance que du fait ou d’une posture de sachant assez douteuse).
 
Si le propos du livre peut sembler trop simple, même enfantin, avec une dimension presque « magique » pour la dernière partie traitant des bienfaits, l’auteur répète que le minimalisme n’est pas un but mais un moyen. Il ne se pose jamais en gourou où en détenteur d’une vérité absolue. Il n’a rien à vendre (à part son bouquin). Je lis peu (voire pas) d’ouvrage de développement personnel, préférant la rigueur des sciences humaines à des approches souvent fourre-tout, d’un accès plus facile mais avec des solutions souvent très biaisées. J’ai découvert Fumio Sasaki grâce à son second ouvrage, Ces habitudes qui font grandir votre talent chroniqué par Alice Monard sur le blog Lire le Japon.
 
Son article m’a convaincu et ayant besoin de cadre dans ma vie, j’ai investi. Cependant, en avançant dans la lecture, les références à « L’essentiel et rien d’autre » se multiplient, tant que j’ai décidé de commencer par là ! Un choix que je ne regrette pas. Attention, cela représente un investissement puisque les deux ne sont dispo qu’en grands formats. Fumio Sasaki se nourrit de nombreuses lectures dans le domaine des neurosciences qui expliquent le fonctionnement du cerveau. D’ailleurs, j’ai aussi lu le Bug humain de Sébastien Bohler, qui s’appuie sur les mêmes expériences et connaissances, dans une optique plus politique. Il s’agit en gros de comprendre pourquoi l’homme continue de saccager aveuglement la planète pour son confort et en connaissant les risques. Retrouver ainsi les même références et des analyses cohérentes des résultats, malgré une approche différente, m’a conforté sur le sérieux de Fumio Sasaki.

Il m’aura fallu plusieurs semaines pour venir à bout de l’Essentiel et rien d’autre. Lu avec l’intention d’assimiler son contenu et avec une approche réflexive sur mon mode de vie, le contenu m’a profondément bousculé. La décision de me désencombrer, devenue une nécessité, est peut être plus difficile que l’acte en lui-même. Je vous en reparlerai probablement ici ! Et vous, le minimalisme, cela vous tente ? 
 

Pour en savoir plus

- Un article de Libération sur l'auteur  "L'art du vide"

- Un article sur La magie du rangement de Marie Kondo 


 


13 août 2020

Shooting star never stops even when they reach the top

 

 

 Le 11 août, j’ai vu trois étoiles filantes. 

Avec ma cousine, nous sommes parties, serviette de plage sous le bras, smartphone en mode lampe de poche à la main, dans le champ où broutent deux chevaux, en contre-bas de la maison. L’herbe grillée par la canicule et le crottin desséché crissent sous les semelles. La chienne Saphira, un border collie de bonne composition, nous accompagne dans la pénombre, intriguée par notre promenade tardive. Il est déjà bien tard. Un couple d’ami, invité à diner, a annoncé à ma cousine qu’ils se mariaient en 2022 et la jeune femme la choisit comme témoin. Étrange émotion de décalage entre cette joie communicative et la distorsion de ma situation.

 Si le mariage a toujours été une formalité administrative, j’ai découvert, une fois dans mon rôle d’épouse, qu’il avait une puissance de légitimation sociale inattendu, qu’il modifiait subrepticement le regard des autres. Ma réalité de compagne avait glissé vers quelque chose qui me semblait, à tort, plus solide. Un couple qui s’aime, qui construit une vie à deux dont je m’éloigne chaque jour. Pourtant, à les écouter, avec un projet d’enfant, je sais qu’il s’agit d’une illusion. Je sais que leur histoire n’a jamais été la mienne et je leur souhaite, de toute mon âme, de s’écouter, de communiquer, d’être heureux ensemble et séparément.

Les étoiles percent la gangue de tristesse.

Alors que je m’allonge, prenant bien garde à éviter les déjections des canassons, la pointe douloureuse dans mon ventre se dénoue. D’autres histoires, d’autres amours, d’autres chemins. Ceux chaotiques des insectes qui grouillent dans la prairie ravagée de chaleur, ceux rectilignes et prévisibles, là-haut, d’un satellite qui en silence accomplit sa besogne au-dessus de nos têtes. Le nord se situe dans notre dos, souillé par les halos orange de l’éclairage public du hameau. Devant nous, la masse sombre de la forêt nichée le long de la rivière.

Plus bas, les vaches dans la pâture doivent déjà dormir sans se soucier des Perséides ni de l’attrait que leur agonie brûlante suscite chez les bipèdes qui les élèvent pour leur viande. Les vaches du coin appartiennent à la race blanc bleu belge, une aberration hypertrophiée destinée à produire plus de muscles et moins de perte lors de l’abatage. Les pauvres bestioles ne peuvent pas vêler et doivent être systématiquement césarisée. Trapue, courtaude, leur jolie robe blanche tacheté d’un gris bleuté ne révèle rien de leur raison d’être. Le charme bucolique de la campagne belge s’achève dans nos assiettes, avec l’américain préparé acheté au boucher du village. Un plaisir gustatif que j’associe toujours avec ce pays.

Je ne connaissais de la Belgique que Bruxelles, même si j’avais traversé le pays en voiture et visiter quelques autres lieux touristiques. Vivre deux semaines ici, expérimenter la vie de village, le microcosme des solidarités et de la veulerie, secoue ma créativité engluée dans ma peine de cœur et, plus prosaïquement, dans les incertitudes matérielles quand à mon avenir : où vivre, et surtout comment ? Exercer quel métier ? Retourner au journalisme, à la pige ? Des enquêtes récentes sur le statut et l’état de la proffesion ont soufflé mon enthousiasme.

 Vivre de mes mots est un fantasme et malgré ma naïveté, je ne peux me bercer de cette illusion, même avec un xanax dans la tronche ou un taux d’alcool trop élevé. En ce moment, je n’arrive pas à me dégager du temps pour écrire autre chose que mon journal ou quelques articles de blog, brouillon, foutraque, au style aléatoire. Pourtant, ici, malgré les nuits hachées par les petits pas énergiques d’Isidore, bientôt deux ans, dans un lit de grand, et parfois par ses sanglots si un cauchemar s’invite dans ses songes, malgré l’endormissement difficile pour cause de cerveau sur-actif et de matelas trop mou, je me repose. Je me détends. Je me vide. Les souvenirs s’agitent avant de retourner dans leur grotte marine. Les courants s’apaisent et les poussières en suspension dans le lac opaque lentement amorcent leur décente et se couchent au fond. Future couche sédimentaire. J’ai un début de nouvelle sur le feu, un prototype branlant pour un appel à texte que j’aimerai réussir à pondre pour sortir du cercle de flagellation, et puis, j’apprécie la personne qui s’en occupe. L’humain reste central pour moi dans mes interactions. Quand j’ai l’intuition qu’un projet va m’enrichir sur ce plan, je ressens une motivation forte et une satisfaction au travail. Pourtant, en ce moment, l’appréhension du futur me ralentit. La masse d’objet que je possède, en propre ou avec mon ex m’écrase littéralement. Je bosse sur la question. Elle prend beaucoup d’espace dans mon crâne et être loin de l’appart, l’impossibilité d’agir nourrit angoisse et frustration.

La chatte me fouette d’un coup de queue et la chienne haltète. Ronron et respiration. Au-dessus, le ciel. La vision s’adapte et bientôt, les étoiles sortent de leur cachette d’ombre pour jouer à trouer ce plafond qui n’existe pas vraiment, pas plus tangible que nos maux, notre passé recomposé par nos mémoires farceuses ou nos futurs prédictions foireuses de cerveaux mal équipé pour penser. Ma cousine me parle de son adolescence à mater le ciel avec une pote. Je tente de me souvenir de la dernière fois que j’ai contemplé tant d’étoiles. À la montagne, il y a deux ans ? Nous étions si épuisés après les rando, que les promenades nocturnes n’étaient pas au programme. Et puis, pour profiter du spectacle, il est nécessaire d’être en hauteur, et pas lové dans le creux d’une vallée suspendue coincée entre des pics et des combes.

Je me souviens de mes vacances en Corse.

Je me souviens de mon stage de terrain, en octobre, dans le Diois, au siècle dernier. Un soir nous étions rentrés à pied, de la Tune de l’ours, à Boulc, où nous prenions nos repas, jusqu’à la colonie de vacance désaffectée où nous logions. Pas de smarphone à l’époque. Pas de téléphone portable non plus pour moi. Des lampes de poches, des baskets en guise de pompes de rando, et une amitié forte qui se nouait avant de glisser doucement vers des sentiments amoureux. Les Perséides, à chaque révolution, perdent quelques-une de leurs sœurs qui viennent se cramer dans l’atmosphère terrestre. Quelques secondes, elles brillent puis se consument pour la joie d’un vœu, bientôt oublié. Elles s’usent, pourtant, chaque année, il reste assez de matière pour les rêves des humains. Quelques secondes de gloire, un pointillé dans l’éternité.

Et de cette amitié avec lui, aujourd’hui, que reste-t-il ?

Des albums photos, des coquillages, quelques lettres, des consoles de jeu… Les émotions, les souvenirs qui se métamorphosent, deviennent autre, et les objets faussement solides, faussement éternels. Pourquoi garder ces objets ? Pourquoi ne pas conserver et chérir ce ciel, ce moment de partage avec ma cousine, ses rires, ses anecdotes, cette découverte de l’autre ?

Je crois que je préfère garder précieusement le cours de conduite improvisé fait — à l’arrêt — sur un parking du Diois, alors que nous n’étions pas encore amoureux, que toutes choses matérielles de ces vingt ans de couple qui soudain m’alourdissent tant que je m’enfonce dans la terre sèche, que je ne peux plus m’envoler. Je préfère mes souvenirs même imprécis, même inventés, autant d’ailes fines pour s’approcher de la voûte scintillante et dansante, m’élancer légère vers son lent tournoiement. L’univers, un cocon tranquille à mon cerveau agité, à sa mémoire défaillante et à ses dialogues intérieurs incessants. Je préfère ne rien garder. Sentir l’herbe sous mes jambes, la serviette sous mon dos, la capuche sur ma tête, la chatte à côté, toujours à ronronner, ma cousine et son rire pétillant secoué de spasme, ses injonctions et ses menaces aux cieux qui nous valent une dernière étoile filante. Il est temps d’aller nous coucher.

Je préfère le présent et l’expérience aux objets. Cela tombe bien, je vais devoir réduire la voilure. Je sais que j’aurai toujours un toit sur ma tête. Toujours des amis et personnes aimantes, même si mon professeur de conduite improvisé, lui, a opté pour une sortie de route. À pas de loup, pour ne pas réveiller un voisin grincheux, nous avons traversé le champ. La maison silencieuse ne bronche pas à notre arrivée. Là-haut, le petit dort, pour l’instant. Dans le salon, le compagnon de ma cousine roupille dans un canapé pourtant peu disposé à accueillir sa grande carcasse. La fraicheur relative du rez-de-chaussé, un havre momentané.

 Je me couche, imprimée sur la rétine, une trace lumineuse furtive.

 

6 août 2020

Le jardin de Monet à Giverny : entrer dans un tableau


La semaine passée, je suis retournée voir les magnifiques jardins de Claude Monet avec mon amie artiste Fanny Ruelle. Avant, elle habitait Vernon, une petite ville du Vexin, situé à proximité de Giverny. J’ai eu le plaisir de visiter le lieu plusieurs fois en sa compagnie et c’est avec stupéfaction que je réalise ne jamais en avoir parlé ici.

Histoire succincte et conseils pratiques


La maison où s’installe Claude Monet en location quand il avait une quarantaine d’année, en 1883, était bien différente de la merveille actuelle, deuxième lieux touristique de Normandie par sa fréquentation, après le Mont Saint-Michel. Rachat d’un terrain, aménagement complet du jardin avec creusement et détournement d’un bras de l’Epte pour créer un étang… Claude Monet a transformé l’existant en un coin paradisiaque. Le Japon infuse le lieu, des estampes accrochées sur les murs jusqu’au pont en demi-lune et au choix de végétation avec bambou et ginkgo. Au fil des années, avec la renommée, le peintre a acquis l’aisance financière pour achever son projet ambitieux. Le jardin devient une source inépuisable d’inspiration et de sujets. Après le décès du peintre en 1926, le bien périclite, jusqu’à être quasiment abandonné en 47. En 66, après le décès du dernier héritier, il devient la propriété de l’Académie des beaux-arts. Une rénovation très couteuse est nécessaire pour remettre dans l’état jardin et maison. Il faudra attendre 1980 avec la création de la Fondation Claude Monet pour l’ouverture du lieu au public, restauré à peu près à l’identique, même si certaines variétés de plantes ont hélas disparues.



La particularité de ce jardin, pour le visiteur qui y vient la première fois, est l’impression immédiate de familiarité. Monet l’a si souvent représenté qu’il est impossible de ne pas s’y sentir en terrain connu. Quant aux reproductions de Monet qui ornent mugs, torchons et tous objets avec un vague potentiel commercial, il est impossible d’y échapper. Cette foison d’images ne rend d’ailleurs pas justice, à mon avis, à la magie des tableaux, pire, la surexploitation avec les années les ont dévoyé avec arrière goût cheap. Rien ne remplace une visite à Marmottant ou à l’Orangerie pour s’imprégner de l’ambiance des immenses toiles et leurs vibrantes couleurs, de leur flou magique, des traces de pinceau tantôt en épaisseur tantôt si sèches qu’on discerne le passage de chaque poil. En général, après chaque visite à Giverny, j’ai très envie de retourner dans les musées.




Le printemps et l’automne demeurent à mon avis les meilleures saisons pour se rendre au jardin. Les floraisons et les couleurs de l’été me paraissent plus ternes et moins variés, cependant, c’est le moment idéal pour profiter de la vue des fameux nénuphars. Si vous le pouvez, je vous conseille vivement de venir en dehors des week-ends et des vacances scolaires. N’hésitez pas à arriver dès l’ouverture et à prévoir d’y rester la journée pour profiter du village. En ce moment, l’absence des touristes venus de loin est compensée par de nombreux visiteurs locaux et européens. En plus, la réservation est obligatoire et le circuit est à sens unique et les chemins ont été fermés. Notez qu’il est actuellement interdit de dessiner dans les jardins afin d’éviter qu’on y stationne trop longtemps. Nous avons eu droit à une remarque à ce sujet par le personnel alors que nous finissions une aquarelle. Autre détail pratique, la boutique regorge de ces produits de piètre qualités made in China que je mentionnais plus haut. Vous pouvez aussi trouver du matériel de dessin, probablement plus cher que dans des boutiques spécialisées. Si vous avez envie d’un souvenir de qualité, je vous conseille plutôt de vous rendre au musée des Impressionnistes, à quelques minutes à pied. Là, vous trouverez des beaux livres, de la papeterie de qualité, et des bricoles à des prix raisonnables d’un goût plus délicat. Si vous avez la flemme de le visiter, ne ratez par ses jardins (accès gratuit) et le joli bassin aux poissons rouges.



« Mon » Giverny...


Le jardin d’eau et son lac miroir, entouré d’immense arbres comme le saule pleureur ou l’érable du Japon, suscite toujours surprise et admiration. Je les retrouve, de vieux amis hors du temps, que seules les saisons embellissent. La magie s’opère, comme dans Rêve de Kurosawa, j’entre dans la peinture, je me promène dans un lieu si célèbre qu’il est comme teinté par la perception du peintre, pourtant j’oublie la surexploitation des icônes, je laisse derrière les images usées, et je regarde le présent. Je ressens le tremblement les couleurs, leurs vibrations subtiles. Les formes fusent, les teintes se mêlent, coulent, se marient et se choquent. Les fleurs deviennent des points et des tâches, perdent leurs contours pour être une représentation sensible, le regard d’un autre altère le paysage. Si je ferme les yeux, les salles courbes du musée de l’Orangerie se surimposent, les œuvres de Marmottant se fondent et bientôt, une autre réalité m’emporte, douce et silencieuse, faite d’huile et d’eau, de pigments et de végétation. Je bascule dans un rêve éveillé, l’attirance pour la distorsion apportée par la représentation s’affirme, et je sens une envie de prendre mes crayons, de gribouiller maladroitement la scène. Si je suis incapable de tracer et donner forme à ma vision du monde, mes mains malhabiles se débrouillent dans un acte amateur réjouissant. Le résultat me convient car il englobe le plaisir de l’observation, la concentration de l’œil pour tenter de comprendre la structure et l’agencement du paysage.



Giverny, enfant, était un toponyme paradoxal, à la fois source de fantasme mais aussi de disputes parentales. Souvent ma mère en parlait à mon père, lui reprochant que nous ne l’avions vu. Giverny sonnait à mes oreilles comme une promesse de luxe et de joie, un peu amère aussi, inaccessible. Très jeune, comme beaucoup d’enfants qu’on initie à la peinture, je suis tombée amoureuse des tableaux de Monet. L’approche du flou correspondait aussi à ma vision du monde sans lunette, une réalité tangible et aussi solide que celle perçue au travers de mes verres épais. Le monde net était certes plus pratique, moins difficile à naviguer, moins piéger, mais il perdait en poésie, en merveilleux et surtout, en opportunité de cachette. Pré-ado, les parents d’une amie m’ont proposé de les accompagner pour la visite. J’ai un souvenir ému du pique nique sur les bords de Seine dans un lieu sauvage et désert, de la visite d’habitations troglodytes et bien sur, du Jardin de Monet. Rétrospectivement, je crois que la collection d’estampes japonaises a influencé ma sensibilité et l’a courbé, façonné afin d’accueillir des années plus tard la culture de ce pays qui n’était jusqu’alors la terre d’origine de dessins animés que je jugeais violents ou stupides.


En compagnie de Fanny, j’ai redécouvert Giverny avec un regard d’adulte. L’étonnement et la joie ressentie plus jeune sont toujours intacts à chaque visite, même si en vieillissant, la foule me dérange de plus en plus. Cela ne m’empêche pas d’y retourner dès que l’occasion se présente, sans jamais m’en lasser. J’espère que l’article vous aura donner l’envie d’une visite !

Le site de la Fondation Claude Monet : https://fondation-monet.com